Implication et performances :
vers des contributions acceptables pour tous.
L'association, à l'instar de l'entreprise, se doit d'optimiser les utilités créées à partir des ressources limitées dont elle dispose. Parallèlement à la réalisation pratique de l'objet social, elle intègre une performance symbolique consistant à définir et à diffuser le sens des réalités produites. L'association arbitre entre ces deux registres dans le cadre d'une performance politique visant à garantir des équilibres acceptables entre les deux. Une rhétorique appropriée lui permet de faire valoir les complémentarités existant entre ces deux registres. Les contradictions susceptibles d'apparaître face à des problèmes concrets se règlent dans le cadre d'ajustements locaux. Les projets de développement se caractérisent par la réunion d'acteurs porteurs d'enjeux et de vision hétérogènes ainsi que par le fait que les échecs ne se limitent pas à une absence de valeur ajoutée, mais engendrent des effets négatifs. Partant de là, la performance des volontaires consiste essentiellement à construire une réalité acceptable pour tous. Dans cette perspective, les contributions associées aux types d'implication développés dans le chapitre 7 constituent différentes voies possibles pour parvenir à ce résultat : - "le pragmatisme" réunit les acteurs autour d'une même action ; - "l'exclusif dans l'organisation" cherche à les amener dans le monde de l'association ; - "l'exclusif dans les populations" s'efforce de faire entendre leurs voix et de les intégrer dans le réseau constitué par les acteurs occidentaux ; - "le conditionnel" traduit, voire adapte, le sens du projet en fonction des logiques des interlocuteurs présents ; - "le discerné" tente de construire une réalité véritablement partagée. Ces types d'implication se différencient également par le contrôle que les responsables de l'association peuvent, à travers eux, exercer sur le volontaire. Introduction Cette troisième grande partie à pour objectif de confronter les modèles construits pour décrire l'expérience du volontaire et les modalités de son engagement, aux enjeux de l'organisation. Ce chapitre évalue, en termes de performance, les potentialités des quatre types d'implication symbolique établis dans le cadre du chapitre 7. Les critères retenus se réfèrent à la performance organisationnelle, mais ne se limitent pas pour autant aux exigences exprimées par la direction (Bournois, 1993 ; Igalens, 1994). Ils explorent différents aspects de la performance des associations, en considérant les points de vue possibles et, dans une certaine mesure, souhaitables, compte tenu des logiques définies dans le cadre de son objet social. La "valeur ajoutée" de ce travail consiste à mettre en perspective différents enjeux qui, face aux contraintes immédiates de l'action, ne sont pas systématiquement repris et articulés. Il ne s'agit pas d'être exhaustif, mais d'élargir la vision de la performance de l'association que peuvent avoir ses responsables dans le cadre de leur action quotidienne. (Bournois, 1993 ; Igalens, 1994) Cette réflexion questionne ainsi la place accordée aux différents acteurs, internes et externes, au sein de la réalité construite par l'association. Il s'agit de mettre en évidence les tensions, mais aussi les synergies possibles entre : - d'une part, la nécessité d'un sens déduit par les dirigeants, reposant sur leur capacité à le produire, à le concrétiser et/ou le diffuser ; - d'autre part, l'utilité et la portée du sens induit par les acteurs, à travers leurs capacités à influencer les orientations pratiques et les valeurs de l'association. Dans le contexte du développement, la performance politique définie comme la gestion des tensions entre performance symbolique et performance technico-économique, ne consiste ainsi pas tant à optimiser la somme des valeurs ajoutées dans le cadre de ces deux registres, qu'à trouver des équilibres permettant d'intégrer les points de vue exprimés par les différents acteurs. Nous intégrons cette logique dans notre évaluation des contributions associées aux différents types d'implication. Nous considérons, tour à tour, les enjeux pris en charge par le volontaire et les exigences dominant actuellement chez les responsables. Partant de là, nous mesurons ce que les écarts entre les deux peuvent apporter à la performance de l'association. |
1. Modélisation des différents registres de la performance des associations.
Les Sciences de Gestion ont, pendant longtemps, ignoré les associations et la place qu'elles leur accordent aujourd'hui reste quelque peu marginale. Cette attitude est en partie liée à une interprétation, sans doute, réductrice de leur définition juridique : nombreux sont ceux qui assimilent leur but non lucratif à une émancipation des contraintes de la performance.
Notre intention, dans le cadre de cette partie, est de dépasser certaines idées reçues à ce sujet afin de (ré)introduire ce type d'organisations dans le champ de la gestion. Au delà de la reconnaissance, l'enjeu est de les faire bénéficier des apports de ces sciences et de susciter des productions prenant en considération leurs spécificités.
Une première série d'arguments qui fait valoir que le fonctionnement des associations est tout à fait compatible avec une évaluation, se référent aux critères classiques de la performance des organisations : l'idée d'une optimisation des réalisations technico-économiques à partir de ressources limitées se révèle, par différents aspects, pertinente. Ce registre de performance ne doit cependant pas occulter certaines spécificités touchant à des aspects fondementaux de ce type d'organisations : la performance des associations repose aussi et surtout sur leurs activités symboliques. Ce registre se réfère à leur capacité à produire et à diffuser une vision de l'environnement dans le cadre de laquelle se définit leur utilité.
Compte tenu de cette ubiquité, la nature des associations n'apparaît que dans le cadre d'une approche multidimensionnelle, la performance apparaissant dans ce cadre comme un construit reposant sur les arbitrages des gestionnaires entre ces deux registres.
Ces arbitrages introduisent une troisième catégorie de performance : la performance politique. Celle-ci peut, tour à tour, être considérée comme :
- une sorte de méta-performance, une performance sur la performance correspondant à la capacité à gérer simultanément les deux registres. Elle se concrétise par une capacité à décider ;
- un sous-produit des deux autres registres, les procédures de prises de décisions et les décisions prises pouvant être évaluées en termes d'efficacité technico-économique et/ou en termes de légitimité, touchant alors la performance symbolique.
Nous considérons finalement la performance politique comme une capacité à arbitrer, à gérer les contradictions, elle permet une évaluation de l'action en fonction d'aptitudes que nous situons au même niveau que celles impliquées par la performance technico-économique et la performance symbolique.
La dissociation de ces trois registres de performance : technico-économique, symbolique, politique ne signifie pas que l'association mène parallèlement trois activités distinctes, mais qu'elle peut interpréter son activité sous ces trois angles et face à un problème donné, ils constituent trois enjeux potentiellement en tensions. (Louart, 1994)
Dans les trois cas, la performance peut, tour à tour, être envisagée comme :
- résultant de critères et d'évaluations internes estimant la capacité de l'organisation à survivre et à se développer face aux contraintes et aux opportunités de l'environnement extérieur.
- comme une évaluation des acteurs extérieurs considérés comme les bénéficiaires de l'action.
Dans cette perspective, la transposition des schémas classiques des articulations de l'organisation peut faire l'objet d'interprétations multiples : il n'est pas évident d'identifier de façon univoque ce qui, dans le contexte associatif, joue le rôle du client, du fournisseur, du propriétaire.
1.1. Les critères classiques de la performance technico-économique.
La conception classique de la performance lui confère habituellement un caractère strictement économique. Cette orientation s'inscrit dans le cadre d'une approche de la gestion l'affiliant à l'économie ; la performance peut ainsi être définie comme la gestion de ressources rares ou limitées en vue de maximiser le profit.
Loi du 1er Juillet 1901 relative au contrat d'association Article 1er "L'association est une convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d'une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que partager les bénéfices. Elle est régie, quant à sa validité, par les principes généraux du droit applicables aux contrat et obligations." Article 9 "En cas de dissolution volontaire ou prononcée par justice, les biens de l'association seront dévolus conformément aux statuts ou, à défaut de disposition statutaire, suivant les règles déterminées en assemblée générale." Journal Officiel du 2 Juillet 1901 |
L'idée selon laquelle l'association ne serait pas soumise à ce principe s'appuie sur une interprétation de la loi de 1901, considérant que le but non lucratif qui la définit s'oppose à la logique du profit. Le malentendu ne porte pas tant sur la notion de but non lucratif que sur celle de profit : la "loi 1901" n'exclut pas la production de bénéficices, mais interdit leur redistribution aux membres de l'association. Partant de là, ces éventuels bénéfices doivent obligatoirement être réinvestis ou versés à d'autres organisations non lucratives.
C'est pourquoi, avant d'intégrer une conception multi-dimensionnelle de la performance, nous tenons à faire valoir le fait que l'association est soumise à ces contraintes financières.
1.1.1. La difficulté d'évaluer la valeur ajoutée par l'association.
Fayol, Weber, Taylor mesurent la performance en rapportant les profits dégagés au capital investi, ils considèrent sa rentabilité. Nous pourrions effectivement appliquer ce critère, mais le profit ne constituant pas, pour elle, une finalité, nous nous référons à l'instar de Pfeffer et Salancick (1978), à la notion d'utilité. Comme pour les entreprises, l'association fonctionne à partir de capitaux en quantité limitée, par rapport auxquels nous pourrions rapporter cette utilité, le plus difficile reste, cependant, d'évaluer cette dernière.
L'utilité d'un bien ou d'un service est habituellement évaluée sur la base de sa valeur d'échange. Cette valeur reflète l'importance de la demande dont il fait l'objet rapportée à l'étendue de l'offre existante, il combine ainsi non seulement les besoins auxquels il répond, mais également sa rareté.
Les associations prenant habituellement en charge les besoins de populations négligées par l'offre des entreprises et la providence de l'Etat, les biens et les services susceptibles d'y répondre sont, de ce fait, relativement rares. Leur valeur d'échange ne peut cependant pas être évaluée sur cette base, dans la mesure où la demande ainsi considérée n'est généralement pas solvable. C'est pourquoi, les biens et les services produits par les associations ne sont en général pas vendus mais donnés, les économistes les situent ainsi dans un secteur d'activité qu'ils désignent sous le terme de "non-marchand".
Partant de là, il apparaît évident que l'association produit des valeurs, le défi consiste à imaginer comment les mesurer. Différentes voies sont possibles :
- on peut chercher à évaluer ce que vaudrait le produit, on peut, pour ce faire, le comparer à des produits semblables diffusés sur les marchés ;
- on pourrait évaluer ce que Lapaire qualifie de performance sociétale, il s'agirait de calculer soit ce que le service proposé aurait coûté à la collectivité, soit les coûts qu'aurait engendré le problème, pour la collectivité, s'il n'avait pas été pris en charge par l'association, cette seconde alternative revient à calculer un coût d'opportunité.
- on pourrait encore se référer à la somme des valeurs investies dans la production du bien, en tenant compte, entre autres, des charges de structure.
Une autre alternative consisterait à mesurer, par des approches quantitatives ou qualitatives, la valeur d'usage des biens et services produits, il s'agirait, autrement dit, de considérer l'utilité qu'ils représentent pour celui qui les consomme.
Avant même d'aborder le problème de la mesure, se pose la question de savoir où, dans le réseau constitué par l'association, se situe le client. Celui-ci joue, dans le cadre de l'entreprise, deux rôles distincts :
- il définit la valeur d'usage du produit, il définit son utilité en fonction de ses besoins ;
- il paye une valeur d'échange, celle-ci constitue pour l'entreprise un enjeu dont dépend sa survie. Suivant l'approche d'Emerson (1962), elle est dépendante de lui.
Ces deux rôles se combinent, l'entreprise prend ses besoins en considération en échange du prix que paye l'acheteur. Compte tenu de la loi de l'offre et de la demande, les clients ont le pouvoir, par leurs comportements, de communiquer, à l'entreprise, leurs besoins (Hirshman, 1995).
Concernant les associations humanitaires, en dehors de l'évidence des "véritables" situations d'urgence, les entretiens menés, dans le cadre de cette recherche, auprès des populations concernées par les projets des associations, révèlent un certain nombre d'écarts entre leur demande et les prestations fournies :
- souvent, elles ne comprennent pas l'utilité du projet ;
- elles soupçonnent les volontaires d'en tirer quelque profit ;
- plus rarement, elles reprochent des formes d'ingérence.
Une partie de ces problèmes peut être mise sur le compte des difficultés de la rencontre interculturelle (R. Carolls 1978, C. Michallon, 1996), mais ils questionnent, néanmoins, la qualité des mécanismes qui régulent l'offre dans un contexte non-marchand. En effet, ce mécontentement n'est que très partiellement connu des associations .
Ce "problème" peut être éclairé par la théorie d'Hirshman (1995). Les populations peuvent :
- en dehors d'une certaine indifférence, se faire entendre ("voice") ;
- en présence de formes de résistance passive, quitter le projet ("exit"), dans la mesure où il leur est plus ou moins imposé.
Dans cette perspective, les donateurs semblent en mesure de relayer la demande des populations. En forçant un peu le trait, on pourrait considérer que l'association répond aux besoins des populations, tels que les conçoivent les institutions et le public qui financent ces actions. On peut ainsi, d'une certaine façon considérer, que ce sont ces derniers qui constituent la véritable clientèle de l'association : ils achètent les biens et services produits par l'association, à l'intention des populations
La partie 1.2. revient sur les possibilités qu'ont les populations de se faire entendre plus directement. La partie qui suit décrit la façon dont opère la loi de l'offre et de la demande dans le cadre des transactions entre l'association et les donateurs. Suivant une perspective du même ordre, nous explorons la dimension transactionnelle des relations entre l'association et les volontaires.
1.1.2. La performance transactionnelle externe.
"Le donateur exprime ses exigences par son non renouvellement.." (MSF)
La performance transactionnelle externe consiste, pour l'association, à optimiser ses échanges avec les acteurs qui composent son environnement. Autrement dit, il s'agit de négocier les ressources dont elle a besoin avec ceux qui les détiennent. Elle peut, pour ce faire, soit conformer son action à leurs attentes, soit tenter d'orienter ces dernières de façon à ce qu'elles s'accordent avec ses choix.
L'indicateur de cette performance peut être le montant des sommes recueillies de la part des différents financeurs. Il s'agit là d'un chiffre d'affaires évaluant les moyens dont elle dispose pour mener à bien son action. Ces ressources peuvent être relativisées en les rapportant aux différentes rétributions investies pour les obtenir. Malheureusement, ces contreparties ne sont pas toutes quantifiables : par exemple, les modifications de l'action pour la rendre conforme aux exigences de certains financeurs constituent des coûts relatifs à une performance symbolique dont les valeurs ne peuvent être exprimées en termes monétaires.
Le chiffre d'affaires peut être un indicateur de la performance technico-économique réalisée : il atteste, dans une certaine mesure, de la conformité de l'action par rapport aux exigences des financeurs. Mais il dépend, par ailleurs, pour beaucoup de ses performances "marketing". En effet, compte tenu de la dépendance de l'association par rapport à ses fonds, elle est tenue de communiquer de façon efficace, de "packager" son produit en fonction de la demande, composant, le cas échéant, entre ses valeurs et des impératifs d'efficacité "marchande".
Ces impératifs mettent parfois à mal l'univers symbolique constitué autour de l'idée du secteur "non-marchand". La relation entre l'association et ceux qui la financent apparaît, dans ce cadre, incertaine et, par certains aspects, ambiguë : des questions se posent au niveau des concessions que fait l'association pour obtenir les fonds nécessaires à son fonctionnement ; d'autres portent sur la démarche du financeur.
Ce second type d'ambiguïté apparaît, par exemple, au niveau des financeurs institutionnels tels que l'Organisation des Nations Unies, la Communauté Européenne ou le Ministère de la Coopération. Les fonds qu'ils confient à l'association témoignent de la confiance qu'ils lui font, mais ils peuvent, par ailleurs, être assortis de certaines exigences. Ils leur arrivent ainsi de demander des rétributions annexes (Mintzberg, 1986) .
Des stratégies d'émancipation. Le pouvoir de ces financeurs est proportionnel à la dépendance de l'association (Emerson, 1962). Les associations étudiées cherchent à limiter ces pressions en gérant la structure des fonds reçus : - MSF préserve son indépendance en s'assurant qu'aucun financeur ne prend une part trop importante et que la totalité des financeurs institutionnels ne dépassent pas 40 % de ses ressources ; - l'AFVP développe également des stratégies visant à l'émanciper du pouvoir du Ministère de la Coopération, celui-ci détenait à l'origine plus de 50 % des fonds. |
Concernant les donateurs issus du "grand public" : une partie des dons des entreprises s'inscrit de toute évidence, dans des stratégies "marketing" visant à associer l'image de la marque à l'action de l'association. Au delà de ces calculs plus ou moins monétaires, les donateurs ne sont, sans doute, pas intéressés par des rétributions directes, mais ils ne sont pas indifférents à l'usage que fait l'association des fonds qu'ils lui confient. Cet acte nous semble pouvoir être comparé à une forme de consommation, il pourrait à ce titre bénéficier des apports des Sciences du Marketing (ex. Weisseur)
L'approche "marketing" du don. Comme tout produit, le don aux associations est investi de valeurs symboliques et sociales ; si cette valeur peut être différente d'un individu à l'autre, il existe sans doute aussi des régularités. Au delà de cette valeur subjective, le don peut correspondre à un produit relativement objectif : il s'apparente à un mandat donné à l'association afin qu'elle réalise une action précise. Partant de là, une partie de l'action "marketing" consiste à donner du sens et de la valeur à l'acte. Les nouveaux produits que développent les associations semblent favoriser l'identification du donateur à l'action qu'il "sponsorise" : - une première série de démarches consistent à le définir comme un membre actif de l'association, à valoriser sa contribution en l'investissant d'une portée dépassant les questions d'argent. L'association peut ainsi l'intégrer comme porteur de sa vision du monde et de ses valeurs. Elle peut lui donner l'occasion de participer, un tant soit peu, à son action, en lui donnant, par exemple, la possibilité d'assister à son assemblée générale. Elle peut, encore, l'informer sur son action et sa gestion, lui donnant et lui reconnaissant ainsi le droit de la juger. Le donateur devient, en quelque sorte, un "Ressource Humaine" de l'association ; - la deuxième série de stratégies consistent, à l'inverse, à individualiser les actions, elle cherche à rendre plus évidents, les liens entre les sommes versées et l'utilisation qui en est faite. Certaines associations proposent ainsi à leurs donateurs de "sponsoriser" la scolarité d'un enfant du tiers-monde précisément identifié. Elles leur donnent, pour ce faire, sa photo, l'informe de ses progrès et, dans certains cas, mettent en place une correspondance. Ce type de démarche tend à redéfinir la relation en situant l'association comme un simple intermédiaire entre le donateur et l'enfant. Le pouvoir des donateurs : l'exemple de MSF. Les pressions exercées par les donateurs se situent au niveau de l'action, mais aussi, et surtout, au niveau de la façon dont est géré l'argent qu'ils lui confient. Leur méfiance à ce sujet a été renforcée par le scandale de l'ARC . MSF a depuis longtemps pris les devant en faisant valoir un ratio réduisant les charges de structure à 20 %. Ce ratio permet d'illustrer le poids que peuvent avoir les donateurs sur la gestion de l'association : son maintien, sous la pression de ces derniers, a récemment amené MSF à diversifier son portefeuille d'activités. L'urgence est un marche caractérisé par un volume d'activités particulièrement fluctuant : deux tiers des ressources ne sont pas encore affectées au début d'exercice. Afin de faire face, l'association oriente une part de plus en plus importante de ses missions vers des activités de développement, celui-ci permettant de planifier une partie de l'activité et de répondre à la contrainte de ce ratio. Cette orientation se fait plus ou moins contre le point de vue dominant actuellement au sein de l'association. |
L'efficité et la performance de l'association sont dictées par la nécessité de disposer de ressources suffisantes. La vision "Classique" de l'économie souligne que ce principe est garanti par les lois d'un marché en situation de concurrence pure et parfaite. La concurrence précarise la survie des entreprises et les contraint à l'efficacité. Von Bertalanffy (1956).
Un grand nombre des marchés sur lesquels interviennent les associations, répondent à ce critère. L'humanitaire est devenu, au cours des années 80, un marché en proie à une farouche concurrence. Partant de là, la question se pose de savoir si les pressions exercées par le marché sur les associations s'exercent dans le sens de son objet social ou si elle l'amènent à développer des activités annexes, spécialisant certains services dans le recueil des fonds.
La concurrence sur les marchés de l'humanitaire. La concurrence sur le marché des dons. Cette concurrence s'exerce au niveau de la mobilisation des fonds. Au delà des stratégies d'implication et de fidèlisation des donateurs, la concurrence oblige les associations à surenchérir dans la dramatisation et l'exposition de la misère. Les "publicités" développées dans cette perspective présentent une image plutôt négative des pays du tiers-monde, alimentant ainsi les préjugés. Cette démarche est en contradiction avec la mission de témoignages que revendiquent la plupart d'entre elles et nuit à l'amélioration des relations Nord-Sud. Les responsables de la communication de MSF admettent, ainsi, qu'il ne leur est pas vraiment possible de communiquer sur leurs actions de développement. La détresse de l'urgence "vend" beaucoup mieux. Ces arbitrages se plient aux nécessités technico-économiques, au détriment, parfois, de la "performance symbolique". La concurrence sur le terrain. La concurrence s'exerce également au niveau des terrains d'intervention. Certains pays comme le Burkina Faso ou le Kenya mobilisent des centaines d'ONG, l'aide représente, pour eux, une part importante de leur PNB. Nous avons observé deux cas de figures : - des cas où la concurrence oblige les associations à proposer des produits de plus en plus attractifs, mais qui, ce faisant, s'écartent des méthodologies et des pédagogies du développement. Certaines associations proposent ainsi des produits "gratuits", pendant que d'autres continuent d'exiger la participation financière des populations, la considérant nécessaire à son implication à moyen et long termes. L'exemple de Olivier et Aline illustre ce type de concurrence : ils envisageaient, moyennant finances, d'aider un groupement du village voisin à construire un four pour qu'ils puissent cuire eux-mêmes leur pain. Lorsque les volontaires sont arrivés pour conclure le "marché", les "Peace Corps" étaient, entre temps, passés et avaient commencé, gratuitement, la construction du four,. - des cas d'ententes qui se concrétisent sous la forme de comités inter-ONG ou d'une coordination par le HCR. Les associations se répartissent le travail, même si une ONG sent qu'elle peut apporter quelque chose de plus sur une mission donnée, elle n'est pas en droit de le faire. |
Nous souhaitons ouvrir le débat sur la contribution des logiques concurrentielles à la performance des associations. Elle semble favoriser certaines formes d'efficacité, en particulier, au niveau de la gestion, mais elle génère, par ailleurs, souvent des effets pervers, principalement au niveau de la "performance symbolique", c'est-à-dire de la conformité de l'action avec les valeurs et le sens de l'objet social. Avant d'explorer ce second registre de performance, nous revenons sur la dimension technico-économique de la relation entre l'association et sa main d'oeuvre.
1.1.3. La performance transactionnelle interne.
La relation entre les salariés et l'association s'apparente à celle qui lie les salariés à l'entreprise, les bénévoles et les volontaires peuvent, quant à eux, suivant une approche technico-économique, être considérés comme une catégorie particulière de donateurs : ils mettent, gracieusement, à la disposition de l'association, leur force de travail.
L'absence de contrepartie financière ne signifie pas l'absence de contrepartie. P. Louart considère "la nécessité d'ajustement entre des intentions différentes."(Louart, 1990). Nous considérons que les bénévoles et les volontaires ont des attentes propres qui ne convergent pas forcément avec les besoins de l'organisation. L'association peut être amenée à considérer leurs exigences pour plusieurs raisons :
- les individus peuvent, en effet, conditionner leur contribution à leur satisfaction. Concernant les volontaires que nous avons rencontrés, si certains construisent le sens de leur contribution autour de la notion de sacrifice, un bon nombre se révèlent fort exigeants à l'égard de l'association pour laquelle ils travaillent.
- la responsabilité, que s'assigne l'organisation à ce niveau, peut, au delà de la négociation que lui imposent les individus, intégrer leur satisfaction en tant que "performance sociale". Les associations étudiées considèrent, par exemple, l'expérience professionnelle et humaine qu'elles apportent aux volontaires.
Le prise en charge de la satisfaction de la main d'oeuvre peut, dans le cas des bénévoles et des volontaires s'apparenter à des formes de gratitude, mais elle peut aussi viser à orienter les comportements. Par ailleurs, leurs exigences ne se limitent pas à des rétributions individuelles, elles peuvent aussi concerner ce que fait et ce que devient l'association.
Le chapitre 10 montre que les associations étudiées préfèrent laisser les volontaires trouver eux-mêmes leur satisfaction suivant un principe qu'elles désignent sous le terme "d'auberge espagnole", plutôt que de prendre en charge la réalisation de leur projet (Thévenet, 1992). Le volontaire peut, moyennant les satisfactions qu'il apporte à l'association, négocier des marges de manoeuvre lui permettant d'accéder aux "valences" (Vroom, 1964) auxquelles il aspire.
L'utilisation qu'il fait de ces marges de manoeuvre ne se limite pas à trouver des valences, cette recherche montre qu'il s'en sert surtout pour aménager la situation de façon à ce qu'elle convienne à des enjeux de nature cognitive. D'une façon générale, nous considérons que l'approche de la relation en termes d'échange peut être éclairante, mais qu'elle n'est pas, dans le cas du volontaire la variable la plus significative : compte tenu d'une expérience sans commune mesure avec celles qu'il a connu par le passé, le volontaire est davantage préoccupé par la façon dont il se définit par rapport à son environnement que par le profit qu'il peut en tirer.
1.1.Conclusion sur la performance classique : la dispersion des critères.
La crédibilité de l'entreprise est souvent réduite à la performance technico-économique évaluée en termes de rentabilité (Morin) ; sa légitimité est, dans ce cas, envisagée au niveau de la répartition des bénéfices réalisés entre les différents interlocuteurs. La rentabilité constitue une commune mesure autour de laquelle les différents participants se retrouvent pour négocier leurs enjeux.
Pour l'association, le profit ne peut constituer une fin, les membres de l'association n'y ayant, légalement, pas accès, elle demeure un moyen. Ne bénéficiant pas de ce qui constitue pour l'entreprise à la fois un moteur et une direction, son activité risque de s'éclater entre l'hétérogènéité des demandes auxquelles elle est tenue de répondre en retour des ressources nécessaires à son fonctionnement. En l'absence de finalités technico-économiques intrinsèques, l'association apparaît comme un système entropique appelé à se dissoudre à plus ou moins brève échéance.
Partant de là, nous expliquons la pérennité de l'association par des finalités intrisèques d'un autre ordre : des finalités se référant à une performance symbolique. Cette performance peut être définie comme la production et la diffusion d'un sens. Elle définit les changements que l'association veut imposer dans le cadre de ses échanges avec son milieu.
1.2. La performance symbolique de l'association.
La diversité des points de vue et des attentes des acteurs par rapport auxquels l'association se trouve dépendante, menace son unité et son intégrité. A l'instar des individus, elle se doit de bâtir une identité suffisamment stable et dense pour donner le change aux tendances entropiques qui caractérisent ses environnements externes et internes. C'est dans cette perspective qu'intervient la performance symbolique.
La performance symbolique peut être définie comme la capacité de l'association à produire et diffuser le sens de son action, définissant les résultats auxquels "Elle" veut aboutir.
Ce registre de performance constitue, selon nous, l'essence de ce type d'organisation, il constitue pour elle, ce que le profit est à l'entreprise et ce que le service public est à l'administration.
1.2.1. La performance symbolique interne.
L'approche constructiviste se révèle particulièrement adaptée à la compréhension de ce registre de performance. Suivant cette perspective, l'organisation n'existe pas en soi : la nature et l'utilité des "substances", sur lesquelles elle se fonde, sont directement tributaires des représentations des acteurs internes et externes. Un minimum de consensus, de cohésion interne autour du sens "déduit" par l'association est nécessaire pour construire une personnalité morale dépassant la somme des interactions entre acteurs. La nature de la réalité sociale ainsi constituée peut varier : sa densité et sa consistance étant inversement proportionnelles à l'hétérogénéité des représentations qu'en ont les acteurs.
Le sens "déduit" par l'association s'organise dans le cadre d'un projet, il la définit par rapport à son environnement, en précisant les changements qu'elle veut lui imposer dans le cadre de leurs interactions. Ce projet peut être analysé en termes de :
- problématique, elle permet d'interpréter l'environnement, elle pose un problème que l'association a pour objectif de résoudre. Par exemple, une situation donnée prendra un sens différent suivant qu'on l'aborde en termes de droit de l'homme ou de développement ;
- valeurs, elles constituent un cadre de références à partir duquel elle fonde le sens de ses actions ;
- orientations, elles définissent le type de réponses que l'association souhaite apporter au problème posé.
Les crises qui ponctuent l'histoire des associations sont très souvent liées à un défaut de performance symbolique : elles correspondent à une perte de consensus : une perte du sens définissant la nature et les finalités de la réalité organisationnelle. L'organisation ne meurt pas forcément mais elle change de nature (Mintzberg, 1990).
Les difficultés, que rencontre actuellement l'AFVP, sont de cet ordre : chacun des acteurs impliqués dans l'association développe ses propres problématiques à partir des spécificités du contexte dans lequel il évolue. Ils n'interagissent plus que dans le cadre des stratégies (coalition, tensions) qu'ils développent en vue d'obtenir les ressources utiles à la réalisation de leurs enjeux. Ce morcellement de la réalité symbolique met en en danger l'intégrité de l'association.
Le sens sur lequel se fonde l'association dépasse la notion de culture. Il n'émerge pas, il est délibérément produit. Pour Beaucourt (1996), le sens de l'organisation met en interaction le "sens déduit" au niveau organisationnel par les dirigeants, le "sens induit" au niveau intersubjectif des interactions entre les acteurs et le "sens symbolique" produit au niveau intrapsychique par les individus. L'enjeu de l'association est que le sens qu'elle "déduit" s'impose aux sens émergeant des deux autres niveaux.
1.2.2. La performance symbolique externe.
Le sens "déduit" par l'association en interne a pour vocation de dépasser ses "frontières" en vue de modifier la réalité symbolique et/ou pratique de son environnement. Le numéro de Human Relation consacré aux "organisations de changement social global" ("Global Social Change Organisation" (1991)) définit les associations à partir de leur "engagement à servir d'agent de changement dans la création d'une civilisation meilleure." Les alternatives possibles, pour ce faire, mêlent :
- une action visant à modifier l'environnement de façon substantielle ;
- un témoignage ayant pour vocation de changer les mentalités : le sens individuellement et collectivement attribué à l'environnement.
Ce second type de projet s'inscrit dans une volonté de diffuser une vision du monde. Il s'agit de sensibiliser les gens au problème posé, de faire valoir le type de réponse proposée et de les inciter, d'une façon ou d'une autre, à la soutenir. Certaines associations, comme par exemple Amnisty International, se cantonnent à ce type d'activité. Le soutien qu'elle apporte aux prisonniers politiques consiste, entre autres, à les assurer que quelque part dans le monde des gens connaissent l'existence de leur situation et se soucient de leur sort.
La dimension témoignage existe dans les trois associations étudiées : les volontaires sont invités à partager ce qu'ils ont vu et vécu. Concernant MSF, ce témoignage revêt une dimension plus politique, il s'agit, pour les volontaires, de dénoncer les crimes dont ils ont été témoins.
La performance symbolique externe constitue une manière d'étendre l'existence du projet, de continuer à le construire socialement, au delà des murs de l'association, elle peut, par ailleurs, répondre à un besoin de légitimité. Ce besoin n'est, apparemment, pas le même pour toutes les associations : alors que certaines ressentent le besoin que leur projet soit reconnu et partagé, d'autres se suffisent des convictions qu'elles développent en interne. C'est le cas de MSF : l'association ne cherche pas à être cautionnée, ses rapports avec l'environnement demeurent, avant tout, pratiques.
En interaction avec la performance technico-économique, la diffusion du projet tend à réduire la dispersion des attentes des différents acteurs avec lesquels l'association est amenée à traiter. Mais, leurs rapports ne sont pas toujours aussi convergents, il arrive même souvent qu'ils s'opposent : les associations se retrouvent souvent face à des dilemmes les obligeant à choisir entre le respect de leurs valeurs et l'obtention de ressources leur permettant de réaliser l'objet social. Ces deux registres ne peuvent, vraisemblablement, pas être menés conjointement, ni parallèlement, leur intégration passe par un troisième registre : la performance politique.
1.3. Au centre de ces deux registres, la performance politique.
Dans l'idéal, l'association prendrait des décisions intégrant tour à tour la performance technico-économique et à la performance symbolique. Mais, il peut arriver, et il arrive, somme toute, fréquemment que ces deux registres se trouvent, face à une décision donnée, en contradiction.
Développement versus immigration : le projet du Ministère de la Coopération. Un responsable de l'une des trois associations évoquait, par exemple, les projets de développement que se proposait de financer le Ministère de la Coopération, suite à "l'affaire des sans papiers" de l'église Saint-Martin. Le Ministère se proposait de financer un certain nombre de projets avec, pour motivation affichée, de légitimer sa politique d'immigration. Il s'agissait de favoriser le développement des pays pauvres afin que leurs ressortissants ne soient plus tentés de venir travailler en France. Au delà, une telle démarche permettait au gouvernement de cautionner le renvoi des immigrés clandestins dans leur pays sans autre forme de procès. |
L'association est alors tenue d'arbitrer : de trancher entre deux alternatives mettant tour à tour en jeu la réalisation technico-économique de l'objet social et les valeurs qui sous-tendent le projet de l'association.
Les enjeux et la dimension politique du problème se situent, d'une part, au niveau de la décision prise et, d'autre part, par rapport aux procédures dont elle est issue.
1.3.1. La performance politique en termes de décision prise.
En simplifiant quelque peu, nous considérons que les décisions prises par l'association peuvent être réparties le long d'un continuum allant :
- de la conformité de l'action par rapport aux critères définis en interne. L'association tend, pour ce faire, à flexibiliser le sens donné à cette action. Elle peut ajuster ses propres points de vue de façon à pouvoir, elle-même, admettre l'option retenue. Elle peut également moduler son discours afin que chacun des interlocuteurs, ou plus précisément chacun des acteurs par rapport auxquels l'association se trouve en situation de dépendance, puisse se réapproprier l'action proposée et ait envie d'y participer. Elle peut, par exemple, considérer que : peu importe les arrières-pensées du Ministère de la Coopération, ce qui compte, finalement, c'est que les populations des pays concernés puissent bénéficier des projets ;
- au respect des valeurs sur lesquelles se fonde le projet de l'association. Cette forme d'intégrité, "à tout prix" peut se faire au détriment de la performance technico-économique. L'association utilise son action comme variable d'ajustement. Elle la module de façon à ce qu'elle reste conforme à ses principes et, éventuellement, de façon à ce que ses partenaires y adhèrent également. L'association peut, bien entendu, rejeter les propositions trop ambiguës. Elle peut négocier, comme le font souvent l'AFVP et le SCD, des marges de manoeuvre lui permettant de mettre en oeuvre des moyens conformes à son approche du développement. Elle peut, par exemple, exiger une phase de diagnostic visant à repérer et/ou à susciter les besoins. Cette phase, relativement longue et coûteuse, repousse la date de la réalisation des projets, mais contribue à leur chance de perdurer.
Toute action, ou presque, implique des décisions arbitrant entre les deux registres de performances. Entre les deux pôles décrits, l'association peut formuler toutes sortes de compromis, de solutions intermédiaires visant à saisir des opportunités nécessaires à sa survie et à son développement, tout en restant relativement conforme à ses principes.
La décision prise s'accompagne, généralement, d'un discours explicitant les considérations sur lesquelles elle se fonde et le sens qui lui est donné. La décision prise apparaîtra ainsi aux autres (participants internes et partenaires externes) plus ou moins efficace et/ou plus ou moins légitime. La façon, dont se positionnent les différents acteurs, dépend en grande partie, de leurs propres enjeux et de leurs valeurs ; elle est également fonction de la façon dont ils ont été impliqués dans le processus de prise de décision.
1.3.2. La performance politique en termes de prise de décision.
Nous pourrions, à propos des liens entre la façon de prendre une décision et l'implication des acteurs, évoquer les travaux de Festinger (1957) à propos de la dissonance cognitive ou ceux de Callon (1986) autour du concept de "traduction". Nous nous limitons, cependant, ici au dilemme entre l'efficacité de la prise de décision et la portée symbolique des procédures suivies. Là encore, les façons de faire peuvent être situées le long d'un continuum reliant ces deux pôles.
L'efficacité peut être obtenue de deux façons :
- par la mise en place de procédures bureaucratiques (Weber, 1922). Les décisions sont prises en fonction de critères préétablis, formalisant l'ensemble des cas de figures, ou plus raisonnablement les figures les plus fréquentes, sous la forme d'un ensemble de règles. Il s'agit ainsi de constituer une sorte d'arborescence orientant la décision en fonction des conditions caractérisant la situation.
La bureaucratisation des procédures d'intervention. Les procédures d'intervention de MSF sont, en grande partie, standardisées. Une fois l'intervention qualifiée (réfugiés, épidémies, etc.), l'ensemble des décisions se trouvent déterminées : l'organisation des convois acheminant les hommes et le matériel, la structure de l'effectif, les matériaux et les matériels utilisés (kits logistiques et kits médicaux), l'organisation du camp, etc. : tout est planifié. MSF capitalise ses expériences passées et perfectionne ses compétences. Cette bureaucratie contribue, pour beaucoup, à son efficacité. L'association est capable d'intervenir dans les vingt-quatre heures qui suivent une catastrophe. Rony Brauman avait, dit-il, songé, alors qu'il était encore président de MSF, à formaliser et à normaliser les conditions d'intervention, autrement dit, il aurait aimé établir un certain nombre de critères capables de déterminer à partir de quel moment et jusqu'où l'association "devait" intervenir. Il admet qu'une telle procédure n'est pas réaliste : la qualification d'une situation "d'urgence" ne dépend pas seulement des conditions objectives, elle prend en considération des données plus subjectives des contextes. Brauman considère ainsi une définition très restrictive de l'urgence : une situation exceptionnelle, très limitée dans le temps. Lorsque la situation perdure ou devient récurrente, on entre dans des problèmes structurels relevant du développement. Les deux autres associations développent également des procédures reconstituant les différentes étapes présidant à la mise en place d'un projet. Il s'agit plus de procédures de contrôle des différents aspects impliqués que d'une standardisation. Chaque projet est unique et les modalités d'intervention dépendent en grande partie du contexte. Le processus de décision est en fait décrit en termes de tâches et de responsabilités attribuées aux différents acteurs. |
La seconde alternative, favorisant une prise de décision rapide et efficace, consiste à concentrer le pouvoir autour d'un minimum d'acteurs. Il s'agit de limiter les débats et les négociations. C'est ainsi que certains volontaires justifient la supériorité hiérarchique qu'ils attribuent aux responsables de l'association : "Il faut bien que quelqu'un décide !". D'un autre côté, les décideurs ne peuvent matériellement pas prendre toutes les décisions. Il faut, en fait, trouver un équilibre entre concentration du pouvoir et délégation afin que chacun, ait une charge de travail raisonnable tout en tirant le meilleur parti des compétences de chacun. exploitant les ressources humaines. La centralisation du pouvoir, autrement dit l'attribution des décisions les plus importantes à un petit nombre de personnes contribue, sans doute, à l'efficacité de l'association mais elle pose, par ailleurs, un problème au niveau symbolique.
La centralisation du pouvoir contredit certaines formes de démocratie organisationnelle auxquelles la culture associative reste particulièrement attachée. La place attribuée aux différents acteurs dans la prise de décision n'est pas seulement plus ou moins efficace, elle est également plus ou moins juste. La démocratie, qu'exige la culture, prolonge, en quelque sorte, le projet de l'association : contribuant à l'amélioration de son environnement, elle se doit, de constituer une organisation à l'image de cette ambition.
La question de la prise de décision peut être posée dans les termes retenus par Beaucourt (1996) : il s'agit de savoir dans quelle mesure le sens "induit" par les ressources humaines de l'association est pris en considération par les dirigeants dans le cadre du sens qu'ils "déduisent". Au moins deux cas de figures sont ainsi possibles :
- soit les participants peuvent s'exprimer, les sens qu'ils "induisent" interagissent avec ceux que "déduisent" les dirigeants pour, finalement, se confondre ;
- soit les dirigeants déduisent unilatéralement le sens de l'association, auquel cas le sens "induit" par les participants se développe en marge de celui-ci, dans des cadres plus informels.
Conclusion sur la performance des associations.
L'enjeu de la performance politique, et de la performance en général, consiste à trouver un mode de fonctionnement à la fois efficace et acceptable pour les acteurs. Cet équilibre s'obtient entre un certain nombre de règles, visant à produire un minimum de continuité entre les décisions, et des formes de flexibilité permettant à l'association de s'ajuster aux contraintes et aux opportunités de la situation présente. De même, il s'agit de trouver des équilibres entre l'application du sens "induit" par les dirigeants, garante d'une certaine unité, et la possibilité pour l'association de bénéficier du sens "induit" par les acteurs, celui-ci contribuant à l'évolution de l'organisation dans son ensemble à travers des ajustement locaux..
Les réponses qu'apportent les associations étudiées à ces quelques dilemmes sont de nature séquentielle : la prise en considération des différentes tendances en tension s'appuie sur la coexistence de deux modes : les procédures bureaucratiques et l'informel. Différentes logiques se côtoient ainsi sans véritablement se rencontrer.
Ces dualités s'inscrivent dans la culture et l'histoire des associations. La plupart des modes de fonctionnement actuels constituent le résultat de rationalités procédurales (Simon, 1982). Les associations ont pendant longtemps rejeté la gestion, l'organisation et la bureaucratie, et, les pratiques résultent des interactions entre acteurs, d'ajustements satisfaisants.
La gestion d'organisations de la taille de celles étudiées nécessite, cependant, la mise en place de procédures rationalisant les prises de décision. Cette bureaucratie est rendue acceptable par les acteurs par le maintien d'un système informel parfaitement intégré au fonctionnement effectif de l'association.
Brunstein perçoit dans les associations différents ordres : les finances, les techniques et les valeurs, qui se structurent à travers deux points de vue : celui d'en haut et celui d'en bas. Elle considère ainsi l'existence d'organigrammes distincts.
Nous abondons dans ce sens, en considérant la coexistence quasi-institutionnelle d'une bureaucratie classique et de régulations informelles présentant des complémentarités certaines.
Il apparaît ainsi que les associations allient contraintes technico-économiques et contraintes symboliques et culturelles sans que celles-ci ne s'affrontent directement. Autrement dit, les responsables de l'association déduisent un projet fondé sur les valeurs et les modalités de sa concrétisation technico-économique. Ils développent une rhétorique mettant en évidence la complémentarité des deux registres. "Il faut se donner les moyens de réaliser les projets tout en respectant les valeurs auxquelles nous sommes attachés."
Les tensions et les contradictions qui ne manquent cependant pas de se produire sont, quant à elles, arbitrées et régulées localement par les acteurs, suivant des logiques informelles leur laissant une relative liberté.
L'exemple de l'AFVP est à ce sujet particulièrement intéressant : les instances dirigeantes se sont pendant longtemps appuyées exclusivement sur les régulations informelles. Ils affichaient un objet social consistant à faire partir de jeunes volontaires dans le cadre de projets de développement faisant valoir la complémentarité entre une expérience de la rencontre interculturelle et des projets techniquement efficaces. Les acteurs du terrain se sont dans un premier temps parfaitement satisfaits de la liberté et des responsabilités qui leur étaient ainsi confiées. Mais, après quelques années de ce mode de fonctionnement, l'association traverse une grave crise d'identité et les acteurs somment les instances dirigeantes de repréciser davantage les orientations de l'association.
Il apparaît ainsi que si l'informel constitue un puissant ressort, cela nécessite néanmoins de construire des cadres de répérage. Les instances dirigeantes établissent des priorités, tranchent et privilégient certains critères et certains acteurs. Les autres acteurs élargissent le débat et font entendre des voix négligées par les autres logiques. Cela permet, en particulier dans un cadre complexe et ambigu comme le développement, de mettre en place un certain nombre de règles tout en évitant les blocages.
Au delà de son apport au fonctionnement et à l'efficacité de l'organisation, l'informel s'inscrit dans la performance symbolique, il constitue un élément d'identité auquel les acteurs sont particulièrement attachés. Il s'agit, selon eux, de ce qui fait la différence entre l'association et l'entreprise. La principale différence avec l'entreprise est que ce système est admis et légitime.
La coexistence du formel et de l'informel permet de mettre en place les outils de gestion nécessaires à la conduite d'organisations dont les effectifs se comptent en milliers, tout en laissant aux individus les formes de contre-pouvoirs qu'exigent la culture. Ces contre-pouvoirs leur garantissent une certaine autonomie dans le cadre de laquelle ils retrouvent prise sur l'association :
- au niveau des individus, à travers les décisions qu'ils ont à prendre dans le cadre de leurs fonctions et les formes d'influences interpersonnelles ;
- au niveau collectif, à travers les pressions que peuvent exercer l'opinion ou les opinions publiques.
2. Dilemmes et positions des trois associations étudiées.
Les positionnements des associations en termes de performance, apparaissent relativement dispersés, comparativement à l'homogénéité des points de vue exprimés par les responsables Ressources Humaines Les différences entre les registres privilégiés se concentrent, pour la plupart, au niveau des articulations entre "interne" et "externe" : l'AFVP et le SCD semblent plus concernés par ce que pensent leurs interlocuteurs externes que MSF. Ces orientations résultent d'arbitrages en interaction avec les champs d'opportunités et de contraintes dans lesquels elles s'inscrivent.
En préambule à ces positions, nous introduisons un ensemble de propos recueillis à l'occasion de la réunion que nous avions organisées pour conclure notre travail de terrain. Celle-ci rassemblait les responsables Ressources Humaines de chacune des associations ainsi que la responsable formation de l'AFVP. L'objectif de départ était de valider les résultats jusque là obtenus, la confrontation de leurs points de vue nous a, ce faisant, amené des données particulièrement intéressantes. Les extraits sélectionnés illustrent certains des dilemmes qu'ont à résoudre les trois associations et les arbitrages qu'elles effectuent.
2.1. La gestion des tensions entre les différents registres de performances : témoignages et débats.
La gestion des tensions entre les différents registres de performances. - AFVP : "Nous on est partenaire dans des projets de développement. Pour nous, ce qu'il faut, c'est un consensus, une adhésion à l'action, de la part des partenaires, de la population, du volontaire. Pour moi, c'est l'idéal mais c'est pas toujours atteint." - SCD : Il faudrait peut-être définir la notion de partenaire. Chez nous les volontaires sont usagers. C'est tout le travail me semble-t-il de l'association, d'arriver à faire converger des intérêts et des démarches qui peuvent effectivement être, divergents peut-être pas, mais qui peuvent être différents. C'est tout notre travail. C'est toute la difficulté, la complexité. ...On se rend compte dans la réalité qu'il faut ménager la chèvre et le chou." - AFVP : "Je crois que c'est vrai, il faut être honnête, il y a des bailleurs de fonds qui ne rentrent pas complètement dans la démarche de l'AFVP." - MSF. "Moi, j'aurais tendance à dire que pour nous, notre légitimité nous suffit complètement en interne. On voit absolument pas le problème des autres. Etant une organisation médicale, on intervient sur des critères bien définis. Par exemple, on commence toujours par donner de l'eau. Des gens de l'extérieur, y compris des gens concernés, peuvent ne pas comprendre qu'on ne commence pas par donner à manger." - AFVP : "Nous on a un débat par rapport à cette obligation de résultats mais tant qu'on travaillera avec des bailleurs de fonds, on y échappera pas, c'est dans le contrat l'obligation de mener à bien un certain nombre de résultats. C'est notre crédibilité. Notre problème, c'est de ne pas sacrifier par rapport à notre démarche interne, c'est un équilibre à trouver. ...Si on refuse c'est par rapport soit à une philosophie, soit par rapport à notre mission. On a refusé un projet de la Banque Mondiale parce qu'ils ne voulaient pas de volontaires sur le projet. " - SCD : "Le développement, aujourd'hui, ça reste une philosophie mais c'est aussi un marché économique. Depuis trois, quatre ans, on est dans ce compromis entre garder notre idéal qui a fait notre histoire et regarder, aujourd'hui, le contexte tel qu'il est, c'est de continuer sans trop se pervertir." - MSF. "Nous depuis deux ans on a décidé de diminuer la structure pour justement pas être contraint, pas être obligé de se développer. C'est un choix. Dans notre développement, il y a des choses qu'on ne maîtrise pas, qui sont liées au contexte mais on a encore une marge de manoeuvre." - AFVP : "Ce sont des choix stratégiques et qui normalement devraient être de la responsabilité de nos instances dirigeantes Bon jusqu'à présent, c'est plutôt les acteurs sur le terrain qui, soit de manière intuitive, soit de manière pragmatique en fonction de l'analyse de la situation, les font mais tôt ou tard ça remonte." - MSF. "On est très égocentrique de ce côté là, c'est toujours le terrain qui demande, c'est toujours nos références internes qui jouent et c'est pas le fait d'avoir un accord avec un partenaire. On est sorti de toutes les coordinations mais sur le terrain, oui, on fait du partenariat. ...L'indépendance, on l'a puisque depuis 96, on est à 60% de fonds privés. " Extraits de la réunion de 13 Novembre 1996 |
2.2. Champs d'opportunités et arbitrages de chacune des trois associations étudiées.
Les trois associations étudiées ne se positionnent pas exactement de la même façon, par rapport aux différents registres de performance. Elles illustrent la relative diversité des arbitrages possibles pour gérer les tensions qu'ils génèrent. Le chapitre suivant met, quant à lui, en évidence l'homogénéité plus grande de leurs responsables Ressources Humaines, nous amenant ainsi à constater qu'au sein même de ces organisations, existent des points de vue sensiblement différents. Nous formalisons ici les points de vue dominants.
2.2.1. Les positions de MSF : des critères définis en interne et l'affirmation d'une indépendance vis-à-vis de l'extérieur.
MSF tient généralement un discours à la fois pragmatique et volontaire : l'association entend imposer, à son environnement, la réalisation de son objet social. Ses choix reposent, avant tout, sur l'application des orientations définies en interne, ces dernières étant, en principe, elles-mêmes, dictées par les opportunités et les contraintes du terrain : c'est en fonction des besoins identifiés à ce niveau, que l'association détermine son action. La dynamique de l'association repose ainsi sur un lien, à la fois direct et univoque, entre le siège et le terrain. La préservation de ce lien passe par un refus de tout compromis, avec les interlocuteurs extérieurs. MSF fonde sa performance sur des critères technico-économiques définis en interne et la garantit par une performance politique lui permettant d'affirmer son indépendance.
De façon quelque peu paradoxale, cette efficacité et cette indépendance revendiquées constituent, au delà des considérations technico-économiques, une vision de l'action humanitaire : une action humanitaire indépendante des Etats et des institutions, dont la seule raison est de "soigner les personnes sans distinction de races, de religions et d'opinions politiques".
Cette indépendance préside également au devoir de témoignage qu'intègre son objet social. Nous interprétons cet aspect de son action comme une volonté de faire partager, aux autres, le sens qu'elle donne à certaines situations, nous considérons ainsi la prise en charge d'une performance symbolique.
Le respect de ces principes amène l'association à renoncer à certaines subventions publiques, elle s'est donné comme objectif de maintenir ces dernières en-dessous de 40 % de son chiffre d'affaire total.
Paradoxalement, la crédibilité de l'association par rapport aux donateurs et la notoriété dont elle bénéficie auprès du grand public reposent essentiellement sur son refus de transiger face aux pressions de tous ordres. MSF s'est ainsi forgée, sur la base d'une communication quelque peu paradoxale, une image désormais entretenue.
Ce positionnement sur l'indépendance se révèle particulièrement pertinent par rapport aux situations d'urgence, mais il rencontre d'importantes limites dans le cadre des opérations de développement. Ces dernières représentent désormais plus de la moitié de l'activité de l'association mais elles restent perçues en interne et en externe comme marginales. On peut, certes, lui reconnaître la capacité à imposer sa vision de l'association, mais les décalages entre les perceptions et les faits objectifs nuisent :
- à sa performance technique, les volontaires se projetant dans des urgences imaginaires ne sont pas toujours très efficaces en termes de développement ;
- à sa performance symbolique, les populations voyant arriver des "armées" de 4x4 et de volontaires armés de talkies walkies tendent à rejeter ce qui leur apparaît comme une invasion.
Cette intégrité, cette obstination que l'association transmet à ses volontaires peuvent, face à un contexte de développement, se transformer en intolérance et en ingérence. Le refus de transiger devient de l'intransigeance. Le développement se fonde sur l'écoute. Le coût en termes de performance symbolique est d'une certaine façon relativement réduit dans la mesure où MSF ne communique pas, ni en interne ni en externe, sur ce registre. Seules les populations concernées questionnent la performance de l'association.
2.2.2. Les positions de l'AFVP : complémentarité entre les dimensions techniques et symboliques des projets à travers des ajustements locaux.
L'AFVP privilégiait, à l'origine, une performance essentiellement symbolique : son unique finalité consistait alors à envoyer de jeunes français dans le cadre de nouvelles formes de coopération. Cette action privilégiait la rencontre interculturelle et, à travers elle, une contribution au rapprochement des peuples, ainsi qu'une expérience, pour le volontaire, très formatrice.
L'association a, depuis 1979, modifié ses statuts et élargi son objet social à la réalisation de projets de développement. Plus qu'un élargissement, le fait de devenir opérateur a profondément transformé son activité et sa culture, l'amenant, en particulier, à intégrer de façon beaucoup plus prégnante, les contraintes technico-économiques.
C'est ainsi qu'à la fin des années 80, la tendance "professionnaliste" s'était finalement, imposée : l'association et ses membres se considéraient comme des professionnels du développement, faisant valoir leurs compétences et leur efficacité dans la réalisation de projets de plus en plus nombreux et de plus en plus vastes. Le discours dominant situait le caractère associatif de l'organisation au niveau des finalités et de l'esprit, prônant, par ailleurs, le recours à des moyens identiques à ceux des autres organisations. Certaines délégations régionales parvenaient, effectivement, à concurrencer, dans certains secteurs, les entreprises du secteur privé.
La dimension symbolique de l'action, c'est à dire le sens de l'expérience et la dimension humaine des projets restait cependant, inscrite dans l'objet social et un grand nombre de participants jugeaient que l'association était en train de perdre son âme.
Les années 90 se caractérisent par la volonté des instances dirigeantes de ne pas privilégier un registre de performance au détriment de l'autre : l'AFVP réalise des projets de développement, avec les volontaires, ces deux aspects de l'objet social sont tout simplement complémentaires. Partant de là, les acteurs gèrent les contradictions qui peuvent opposer ces deux enjeux, face aux problèmes concrets, dans le cadre d'ajustements locaux : "l'association laisse faire l'informel".
Cette dynamique tend cependant à s'essouffler : depuis deux ou trois ans, l'association traverse une profonde crise d'identité : ces tensions ont eu raison à la fois :
- de sa performance symbolique : l'association n'a plus de projet fédérateur ;
- de sa performance technico-économique, elle n'a plus de critères propres à opposer à la diversité des exigences que lui impose l'extérieur.
La performance politique vient, dans ce contexte, du "terrain" : celui-ci exige des instances dirigeantes qu'elles redéfinissent les valeurs et le projet de l'association afin de pouvoir fonder des orientations pratiques.
2.2.3. Les positions du SCD : priorité à la performance symbolique.
Le SCD est, des trois associations, celle qui privilégie le plus la performance symbolique. Pour lui le projet de développement constitue, avant tout, l'occasion d'une rencontre. Il situe, en quelque sorte, la performance des volontaires au niveau de l'ouverture d'esprit dont ils sont capables dans le cadre de leur relation avec les populations des villes et des villages dans lesquels ils interviennent.
Son projet ne se limite pas à la rencontre interculturelle, la mission du volontaire se prolonge au delà de son retour en France : l'association attend de lui qu'il contribue à rétablir une image plus juste des pays du tiers-monde et qu'il lutte, en particulier, contre la condescendance que développent à leur égard la plupart des gens.
Elle espère enfin qu'il pourra transposer l'ouverture d'esprit acquise au cours de cette expérience à d'autres activités.
L'association diffuse cette vision du développement, de la recontre interculturelle et des "rapports Nord-Sud" dans le cadre de ses formations, celles-ci étant ouvertes à tous, même à ceux qui n'envisagent pas de partir dans l'immédiat. Le SCD participe, par ailleurs, à de nombreuses manifestations sociales et culturelles et se trouve bien implanté au sein du tissu associatif lyonnais. Sa vision ne se limite pas au développement, ce dernier ne constituant, pour lui, qu'une expression possible d'un état d'esprit plus large.
Le SCD ne nie pas pour autant l'utilité des projets, mais il accorde une importance primordiale à la façon dont ils sont réalisés. Pour lui, un projet n'a que peu de valeur, s'il n'a pas été effectué dans l'acceptation et le respect des populations.
Les positions du SCD s'expliquent, en partie, par le fait qu'il n'est pas opérateur, mais qu'il envoie ses volontaires sur les projets de ses partenaires. N'étant pas contraint par les aspects technico-économiques, le SCD se donne pour vocation, par l'intermédiaire des volontaires, d'amener ses partenaires à prendre davantage en considération les dimensions symboliques et humaines des projets.
Le SCD va souvent jusqu'au bout de ses réflexions, mais pour des raisons essentiellement techniques il ne parvient pas à les concrétiser complètement : l'ouverture d'esprit suscitée dans le cadre des préparations au départ se trouve, une fois sur le terrain, bien souvent submergée par des quantités de travaux ne permettant pas au volontaire de prendre suffisamment de recul. L'association aurait, selon nous, tout intérêt à poursuivre ses formations tout au long de son expérience.
Conclusion sur les positions des trois associations étudiées.
Les associations étudiées, bien qu'intégrant des objets sociaux du même ordre, n'envisagent pas leurs activités exactement de la même façon. Leurs différences se situent à plusieurs niveaux :
- la façon dont est produit l'objet social ;
- le sens qu'elles donnent à leur activité ;
- le type d'adhésion recherché en interne ;
- le type de légitimité recherché à l'extérieur ;
- les arbitrages réalisés entre les contraintes technico-économiques et le sens de l'action dans le cadre de la performance politique.
Au sein même des trois associations étudiées, coexistent des tendances hétérogènes qui reflètent les incertitudes des responsables face aux ambiguïtés du développement. On trouve en commun un certain humanisme, mais les voies explorées pour y parvenir diffèrent. Cette hétérogénéité se retrouve dans la façon dont sont appréciées les contributions.
Partant de là, la question de la performance apparaît pour le moins relative. Le dilemme se situe entre l'optimisation des certaines formes ou des contributions acceptables pour tous.
Nous situons les différences entre l'approche de MSF et les approches du SCD et de l'AFVP par rapport aux domaines d'intervention par rapport auxquels ils se définissent :
- au départ, conçue pour l'urgence, la vision de MSF met en avant un principe supérieur commun. Partant de là, son action intègre des logiques de maximisation. Il s'agit de sauver le plus de gens possible ;
- le SCD et l'AFVP interviennent dans des domaines caractérisés par l'absence de tels principes. Partant de là, la maximisation d'un registre d'action se fait, dans presque tous les cas, au détriment d'un autre. La performance consiste alors à construire une réalité acceptable pour tous.
Cette différence explique, en partie, les contre-performances constatées au niveau des interventions de MSF dans le domaine du développement. Les qualités requises n'étant pas du tout les mêmes que pour l'urgence.
Nous évaluons à présent les quatre types d'implication en questionnant la nature des équilibres entre les différents acteurs et les différents registres de performance qu'ils sont susceptibles d'introduire face à l'hétérogénéité des contextes auxquels ils sont confrontés.
3. Contributions des types d'implication en termes de performances.
Cette partie analyse les différents aspects de la contribution du volontaire. Ceux-ci ont été mis à jour dans le chapitre 5. Les différentes catégories d'implication établies dans le chapitre 7. Nous distinguons, dans cette perspective, deux types d'implication exclusive en fonction du référentiel auquel elle se destine. Nous considérons d'un côté l'implication exclusive dans l'association et, d'un autre côté, l'implication exclusive dans des référentiels extérieurs à cette dernière. Nous retenons, dans ce cadre, le plus fréquent : les populations concernées par le projet.
Catégories d'implication Aspects de la contribution | Implication pragmatique | Implication exclusive dans l' organisation | Implication exclusive dans les populations | Implication condi- tionnelle | Implication discernée |
Réalisation des objectifs du projet. | |||||
Négociation et évaluation des efforts accomplis dans ce sens. | |||||
Pertinence des moyens mis en oeuvre : - prise en considération de la complexité de la situation ; - "savoir être" et respect des différents points de vue ; - capacité à innover et à adapter le projet aux données de la situation. |
Nous rapportons ces différentes contributions aux différents registres de performances relevés dans la première partie de ce chapitre. Nous relevons certaines formes de congruence entre les aspects de la contribution mis à jour dans le chapitre 5 et ces registres, mais elles ne sont pas systématiques.
Les moyens mis en oeuvre tendent à contribuer à la performance symbolique de l'organisation. Ils se réfèrent à la conformité par rapport aux valeurs et aux sens de l'objet social. Le volontaire peut, par exemple considérer que le développement n'a de sens que dans la mesure où les changements apportés répondent à des demandes explicites de la population. Il préférera pour ce faire s'appuyer sur des méthodologies plus laborieuses, plus lentes, mais facilitant en contrepartie la prise de conscience de certains besoins et l'émergence d'une demande.
Une telle démarche contribue cependant à la réalisation des objectifs dans la mesure où elle favorise l'implication des populations dans le travail effectué et une appropriation du projet augmentant ses chances de perdurer après le départ du volontaire.
Ces initiatives et les arguments sur lesquels elles reposent peuvent d'autre part être pris en considération par le responsable de l'association pour évaluer les efforts effectués par le volontaire. Ils peuvent compenser et justifier une productivité moins importante qu'une démarche ignorant les demandes de la population.
De même, les objectifs réalisés se réfèrent à des critères technico-économiques susceptibles d'être quantifiés, mais ils impliquent toujours des aspects plus qualitatifs. Certains projets, comme, par exemple, la "gestion de terroirs villageois", se définissent comme un ensemble d'actions visant à "susciter" et à accompagner toutes les initiatives susceptibles de contribuer à une meilleure exploitation des ressources dont dispose la communauté. L'évaluation des objectifs ainsi conçus porte sur la capacité du volontaire à comprendre les points de vue des populations concernées. Elle touche à la performance symbolique au moins autant qu'à la performance technique ; la performance politique ne consiste pas tant à prendre et à faire partager des décisions conformes aux principes de l'association, qu'à laisser aux villageois l'initiative des actions entreprises.
Enfin, la façon dont le responsable évalue le travail effectué, en particulier lorsque les objectifs n'ont pas été atteints, dépend pour beaucoup de la performance politique du volontaire, c'est-à-dire de sa capacité à négocier et du pouvoir dont il dispose pour imposer ses choix. Mais elle tient cependant compte de sa performance technico-économique (elle se réfère à un certain nombre de critères techniques) et de sa performance symbolique (elle considère la conformité de ces choix par rapport aux valeurs de l'association).
Types de performance impliquée Aspects de la contribution | performance performance performance technico-économique politique symbolique |
réalisation des objectifs | ====== =============== ================================================ |
évaluation des efforts fournis | ======= =============== ================================================ |
qualité des moyens mis en oeuvre | ====== =============== ================================================ |
Les différents registres de performances établis dans le cadre de la première partie de ce chapitre sont autant d'évaluations possibles de l'action. Ils "induisent" des hiérarchies de priorité entre les enjeux des acteurs impliqués suivant des ordres sensiblement différents. Mais, il s'agit toujours du point de vue des responsables de l'association. La définition de la performance ainsi retenue reste d'inspiration constructiviste : la performance correspond au degré d'adéquation entre les actions de l'organisation et ce que le gestionnaire qui l'évalue attend d'elle.
Cette approche de la performance tombe dans le travers que dénonce Bournois (1993) : comme la plupart des recherches, elle se limite au point de vue du gestionnaire. Bournois préconise une "perspective multi-acteurs" introduisant "une meilleure représentativité des différents acteurs sociaux impliqués". Le chercheur pourrait ainsi prendre en considération les points de vue et les intérêts des directions générales, des salariés et des différents partenaires de l'organisation.
Igalens considère lui-aussi que l'auditeur ne doit pas se limiter aux exigences des directions techniques et opérationnelles. Il fait ainsi valoir la valeur ajoutée que peut apporter le chercheur en élargissant ses référentiels.
Dans cette perspective, la définition de la performance organisationnelle ou individuelle, jusque là développée, peut être élargie à l'adéquation entre, d'un côté, les moyens mis en oeuvre et les résultats obtenus par l'association ou le volontaire et, d'un autre côté, les attentes de celui qui les juge. Ces attentes ne se limitent pas forcément à des calculs fondés sur leurs intérêts personnels. Elles peuvent intégrer une vision de l'association considérant ce qu'elle doit être et doit faire pour être efficace et/ou respecter les principes qu'elle énonce dans sa charte. Ces jugements peuvent faire valoir les intérêts d'autres acteurs. C'est ainsi que, par exemple, les points de vue exprimés par les donateurs font valoir les intérêts des populations.
L'approche précédente explicitait les registres de performances susceptibles d'être impliqués, par les gestionnaires, dans leurs décisions, les jugements des participants internes et externes, n'étaient intégrés que de façon indirecte, en fonction des dépendances technico-économiques ou symboliques de l'association à leur égard. Cette partie intègre ces jugements de façon plus directe. Elle considère que, même lorsque les gestionnaires n'entendent pas ou ne considèrent pas un point de vue donné, celui-ci continue néanmoins d'exister.
Notre évaluation des contributions apportées prend ainsi en considération :
- les points de vue des salariés. Comme le souligne Igalens (1994) ces derniers n'ont pas forcément la même conception de l'organisation du travail qui leur est confié. Il s'agit de les considérer non plus en tant qu'objets mais en tant qu'acteurs de leurs contributions (Bournois, 1993). Nous nous référons ainsi aux enjeux qu'ils prennent en considération. Nous nous référons, ce faisant, au sens de l'acteur, suivant une perspective compréhensive de type Wéberien ;
- les responsables. Compte tenu d'une certaine décentralisation du pouvoir, nous nous référons aux points de vue dominant au sein des responsables de l'association, et soulignons le cas échéant les éléments de divergences et les différentes tendances qui en résultent ;
- les autres voix. Nous partons des orientations actuelles des responsables et explorons les voies qu'elles pourraient prendre :
* si elles allaient jusqu'au bout de certains raisonnements, en prenant par exemple davantage en compte le ressenti des populations ;
* si certaines voix, actuellement minoritaires au sein des responsables, se révélaient finalement annonciatrices d'un changement ;
* si l'association se défaisait, un tant soit peu des contraintes de l'action immédiate pour davantage intégrer les perspectives à moyen et long termes ;
* si enfin, elle prenait davantage conscience des tensions et des paradoxes sur lesquels s'appuie son développement et parvenait à reconnaître l'utilité de certaines contradictions pour l'évolution et l'adaptation de son projet.
Nous faisons ainsi valoir certaines formes de valeur ajoutée en présentant les potentialités des différents types d'engagement que les responsables ne percevraient pas spontanément.
La problématique, présidant à l'analyse de chacun des modes d'implication, mesure le degré de conformité de la contribution par rapport au sens "déduit" par les responsables, tout en questionnant, par ailleurs, les écarts. Le point de vue que nous souhaitons faire valoir est que ces derniers sont susceptibles de contribuer à la performance de l'association, pour ainsi dire, malgré elle. Le sens "induit" par le volontaire peut l'amener à mieux intégrer certains registres et/ou à prendre davantage en considération d'autres voix que celles, d'ordinaire, valorisées..
L'analyse de ces écarts nous permettra d'achever la mise à jour des modalités suivant lesquelles se définit la performance de l'association. Nous constaterons que la performance consiste, dans le contexte du développement, à construire une réalité acceptable pour tous les acteurs, par opposition à des échecs susceptibles d'introduire des effets pervers destructeurs. Dans cette perspective, les orientations des responsables dépendent, pour beaucoup, de la façon dont ils se positionnent par rapport au risque d'échec.
3.1. Des formes a priori idéales : conformité aux attentes de l'association.
Le "pragmatisme" et "l'exclusif" orienté sur l'organisation constituent des formes a priori idéales en terme de fiabilité :
- le premier exécute efficacement l'action définie par ses responsables ;
- le second, sans doute un peu moins efficace, prend en charge la performance symbolique de l'association.
Partant de là, nous insistons plus particulièrement sur les excès et les limites des contributions associées à ce type d'implication et soulignons la nécessité de prendre en considération les différents registres de la performance organisationnelle.
3.1.1. "Le pragmatisme" : l'exécution des buts de l'association.
3.1.1.1. Ce que le "pragmatique" prend en charge.
Le volontaire s'impliquant de façon "pragmatique" prend en charge une performance technico-économique correspondant à la réalisation pratique du projet. Il se définit comme un professionnel s'étant engagé à mener à bien le travail que lui a confié l'association. Cet engagement n'intègre cependant pas ou peu les aspects symboliques, et ce faisant les apsects politiques, de la performance de l'association. Le pragmatique décline ainsi toute responsabilité concernant le bien fondé des objectifs visés. Il laisse à ses responsables le soin de définir le sens et les orientations du projet.
"Je fais ce qu'on m'a demandé de faire." "Les objectifs du projet ? Ils sont ce qu'ils sont. Moi, je fais ce qu'on m'a demandé de faire. J'essaye de le faire du mieux possible. Après... (...) Ceci dit, je crois que Michel (responsable de l'encadrement) sait ce qu'il fait. Il a suffisamment d'expérience pour savoir ce qui est le mieux pour le projet et pour les villageois. (...) Il est très exigeant mais je reconnais que c'est un pro." Volontaire |
La réappropriation des buts et des valeurs de l'organisation, considérée par Mowday (1982) comme un critère d'implication, reste ici très relative. Ce type de volontaire prend effectivement en charge les buts de l'association, mais il ne semble pas vouloir s'impliquer au niveau des valeurs qui les sous-tendent. En fait, au moins deux cas de figures sont possibles :
- soit il fait confiance à l'association. Il pense qu'elle est plus à même que lui de juger de la pertinence des objectifs ;
- soit il accepte le projet comme il accepterait tout travail.
Il intègre très souvent des cadres de références plus ou moins identiques à ceux de l'entreprise. Il tend, par exemple, à reconnaître aux représentants de l'association, une supériorité hiérarchique. Partant de là, il se révèle le plus souvent loyal, voire "docile". Le seul domaine, où il est susceptible de contester le point de vue de l'association, concerne l'efficacité des moyens mis en oeuvre. Cet aspect de son travail met en jeu ses compétences. Il situe, à ce niveau, sa responsabilité et sa légitimité par rapport à la situation.
Paradoxalement, en dépit de certaines formes de retrait (Sainsaulieu, 1977), ce positionnement relève, dans certains cas, de "l'implication intrinsèque" dans l'organisation. Certains de ces volontaires valorisent leur appartenance à l'association et aspirent à ce qu'elle les reconnaisse comme des travailleurs sérieux, faisant particulièrement bien leur travail. D'autres sont plus calculateurs, mais mettent cependant un point d'honneur à apporter une contribution conforme aux attentes de leur responsable. Les différents types de convocation peuvent, rappelons-le, être associés à des formes d'implication sensiblement différentes. Le critère commun à tous les "pragmatiques" réside dans le fait de ne convoquer, en situation, aucun enjeu autre que la réalisation pratique du projet.
3.1.1.2. Le point de vue de l'association sur le "pragmatisme"
"...pour être encore plus efficace." "Je pense qu'il y a un clivage (...) il y a ceux qui disent au contraire qu'il faut qu'on devienne plus performants, qu'on s'améliore, qu'on crée plus de spécialités, plus de techniques, pour être encore plus efficaces." Responsable AFVP |
Le "pragmatisme" convient aux associations visant une performance technico-économique fondée sur l'optimisation des transactions avec l'extérieur et limitant la performance symbolique à des critères définis en interne : des associations dont la démarche consiste à imposer une action dont le sens et la légitimité reposent uniquement sur sa conformité avec l'objet social.
Ce type d'implication est alors qualifié de professionnalisme. La valeur accordée depuis quelques années à ce profil est à mettre en relation avec les idéaux qui avaient présidé au début du développement. Par réaction, certains responsables privilégient des volontaires qui, comme eux, considèrent que seuls les résultats concrets contribuent véritablement au développement.
Certaines délégations de l'AFVP et certains opérateurs du SCD apprécient particulièrement le "pragmatisme" dont sont capables certains volontaires. C'est le cas, en particulier, de l'une des délégations de l'AFVP visitées dans le cadre de notre travail de terrain. Celle-ci est qualifiée, par les volontaires (les "non-pragmatiques"), de "bureau d'étude". Ils signifient ainsi qu'elle est, techniquement, aussi efficace qu'une entreprise, tout en lui reprochant de ne pas suffisamment prendre en considération la dimension humaine du développement.
Ce profil leur garantit une contribution parfaitement conforme aux critères qu'ils définissent, ainsi qu'une sobriété dans le discours qu'ils jugent appropriée face à la complexité des situations abordées.
Ces responsables perçoivent des formes d'opposition plus ou moins marquées entre performance technico-économique et performance symbolique. Pour eux, le temps que le volontaire passe à discourir sur le sens de l'action est pris à celui qu'il pourrait consacrer à la réalisation du projet.
Cette réalisation pratique du projet répond également à ce que Médecins Sans Frontières attend de ses volontaires. L'urgence requiert des individus capables de travailler de façon intense et durable. Ils doivent être suffisamment tenaces, voire obstinés, pour faire face à l'adversité. Ils soignent et alimentent les "populations en détresse" envers et contre tout. Ils ne se laissent pas facilement aller à des considérations trop sentimentales. Face aux souffrances des populations auprès desquelles ils interviennent, ils "gardent la tête froide". Ils considèrent de façon relativement "objective" les besoins de la situation et le travail à effectuer.
Ces interventions demandent, par ailleurs, une forte cohésion et le respect d'une ligne d'action précisément définie. Le volontaire doit se conformer à des protocoles et réaliser sa mission suivant des règles bien établies. La définition relativement stricte des postes convient parfaitement au pragmatique.
La reproduction de ce modèle dans le cadre des opérations de développement est, selon nous, l'une des principales causes des difficultés que rencontre MSF dans ce domaine. Contrairement aux situations d'urgence, la légitimité des actions de développement n'est pas acquise mais reste à construire dans le cadre d'une performance symbolique et politique.
"Des gens ayant une vision peut-être trop technique de leur métier." "... parce que tu vois, c'est peut être des gens qui sont bon technico, mais ils ont une vision peut-être trop technique de leur métier... ça va mal se passer par rapport à des condition de travail où il faut pas avoir de grosses exigences techniques, où il va pas falloir faire de l'exécution mais de la supervision, où il va pas falloir intervenir directement mais plutôt témoigner. Et ça, ces gens là comprennent pas !" |
Dans ce contexte, le refus de revenir sur les enjeux de l'action n'a de sens que dans la mesure où il relève d'arbitrages délibérés. Dans cette perspective, le "pragmatisme" peut devenir une philosophie de l'action de développement. La performance symbolique (autrement dit le sens de l'action) et la performance politique (autrement dit les arbitrages dont relève cette action) rejoignent de cette façon la performance technico-économique.
3.1.1.3. La portée du "pragmatique".
La valeur que les responsables de l'encadrement accordent à ce type d'implication est représentative d'une tendance, aujourd'hui, en phase de concurrencer celle privilégiant l'implication exclusive (affective ou morale). Cette tendance constitue une réaction face aux échecs passés et aux difficultés liées à l'ambiguïté des opérations de développement. Le pragmatisme se centre sur la tâche et évite de trop "sentimentaliser" l'aide apportée. Il constitue, pour un grand nombre de volontaires et de responsables, une réponse au doute. La portée symbolique de cette réponse varie considérablement suivant qu'elle s'appuie sur un refus de questionner le sens du projet ou qu'elle relève d'une abstention visant à éviter les contre-performances symboliques.
La valeur accordée à ce type d'implication est également à restituer dans le cadre d'une tendance plus générale : une volonté des associations d'investir de façon plus systématique la performance technico-économique.
Ces volontaires constituent, d'un point de vue strictement technico-économique, une ressource estimable. Se définissant par rapport à la conformité et à la quantité de travail qu'ils sont capables de fournir, ils figurent parmi les plus productifs. Ils se caractérisent par une très grande fiabilité.
Parfaitement adaptés aux situations d'urgence, ils se révèlent, en revanche, souvent moins résistants que les autres aux situations ambiguës. Refusant de se poser trop de questions, ils s'opposent, parfois, aux autres catégories de volontaires. Ils leur reprochent des débats qui, selon eux, nuisent à l'efficacité de l'action. Ils les qualifient de "prise de tête".
Les performances symboliques et politiques de ces volontaires peuvent être illustrées par leurs rapports avec les populations. Ceux-ci se révèlent suivant les cas particulièrement contrastés. L'action du volontaire est plus ou moins bien perçue en fonction de ce que celui-ci exprime à travers ses attitudes et ses comportements.
Certains tendent à se réapproprier le projet et à s'autoproclamer unique responsable de tous ses aspects. Il peut dériver vers des formes d'autoritarisme qui, si elles contribuent à la réalisation pratique du projet, restent aberrantes d'un point de vue symbolique.
"Des petits chefs." "Je dirais... ça peut prendre la forme de fonctionnements de "petit chef", avec des comportements très durs vis-à-vis des autres intervants et des personnels locaux... peu de communication interne, très affirmatif, avec une faible capacité d'analyse et de remise en cause." Responsable Ressources Humaines |
D'autres, en revanche, s'intègrent plutôt bien et semblent pouvoir apporter des contributions acceptables pour les populations. Ces dernières semblent apprécier chez eux :
- des comportements relativement intelligibles. Le "pragmatique" fait son travail. Cette démarche leur apparaît plus "claire" que la volonté de les aider ;
- des motivations ne mettant pas l'accent sur leur pauvreté. Le "pragmatique" les aide au sens de "leur donner un coup de main". Il n'entend pas les sauver ;
- le fait qu'il apprécie la vie du village constitue, pour les populations, une marque de respect.
Des affinités simples mais suffisantes. Ce type de volontaire peut se lier d'amitié avec les personnes ayant les mêmes centres d'intérêt que lui. Bruno construit des puits, mais il est par ailleurs passionné de mécanique. Il s'est lié d'amitié avec Hassan, le mécanicien du village. Leurs affinités se réduisent à deux choses : réparer les voitures et jouer aux cartes. Ils passent ainsi leurs journées. Journal de bord. |
Ces activités permettent au volontaire et à ses interlocuteurs de dépasser les malentendus culturels et symboliques. L'expérience partagée dans le cadre d'une relation se référant à la situation présente peut devenir en soi signifiante.
Les performances associées à ce type d'implication ne se limitent pas, contrairement aux volontés affichées, au régistre technico-économique. Ainsi, si ces volontaires ne reprennent pas la performance symbolique initiée au niveau organisationnel, ils restent néanmoins porteurs d'une performance de cet ordre à travers les implicites sur lesquels se fonde leur silence concernant le registre des valeurs. La contribution apportée est nécessairement porteuse d'arbitrages susceptibles de fonder une performance politique.
Ne pas s'engager. "Déjà le Secours Populaire, j'ai mis de côté parce que... c'était parce que c'était surtout en France et que je voulais voyager donc... Et puis ça a aussi un petit côté catho ! Ouais c'est un petit peu genre Abbé Pierre... C'est communiste tout en étant catho. C'est les catho, gauchaux, style Abbé Pierre ! Moi je voulais surtout pas m'engager un peu plus à gauche ou un peu plus à droite. ...Ou avec une religion, ça c'était hors de question. Hors de question que je parte avec une mission, avec des soeurs et des choses comme ça !" "Ah ben ouais, c'est sûr, ici tu arrives... je veux dire c'est ton dispensaire. Bon on va le laisser en partant, on va les laisser se débrouiller mais je veux dire, si du jour au lendemain, on décide de tout raser, on rase tout. C'est quand même, c'est nous les patrons, c'est nous qui avons mis du fric là-dedans pour tout construire, c'est nous qui les payons, bon ben voilà quoi!" Volontaire "Profil bas." "Plutôt que de dire des conneries je crois qu'il vaut mieux fermer sa gueule. Il vaut mieux faire profil bas. Bon, t'es là pour deux ans, t'as un travail à faire. Voilà ! Il faut essayer que ça se passe du mieux possible. Il faut pas en rajouter. (...) y-a déjà eu tellement de conneries de faites, je crois qu'on est pas tellement en position de la ramener." Volontaires. |
En l'occurrence, le prédominance accordée à l'action peut tour à tour s'appuyer sur :
- un refus de s'engager fondé sur une vision pour le moins péjorative de l'engagement. Plutôt que de se référer à des convictions, le volontaire préfère considérer des faits. Il peut ce faisant intégrer des évidences discutables susceptibles de s'inscrire dans des cadres de références incompatibles avec ceux de l'association comme par exemple la certitude que les progrès apportés par le projet sont nécessairement utiles ou l'idée d'une supériorité technique de l'Occident ;
- un rejet de toute idéologie. Le silence du volontaire à propos du sens et de la portée de son action peut alors être assimilé à des formes de prudence et d'humilité. Face aux incertitudes concernant le bien-fondé des projets de développement, le volontaire agit tout en s'abstenant d'un discours trop péremptoire.
Ce second cas de figure emprunte, selon nous, au "discernement". L'acceptabilité du projet et la performance politique reposent sur une volonté d'éviter les contre-performances symboliques. Ces volontaires ont le mérite de mettre les différents acteurs du projet en interaction. Pour eux, le fait de travailler ensemble et de coopérer en dépit de motivations et d'enjeux hétérogènes suffit à donner une valeur et un sens au projet.
3.1.2. "L'exclusif" dans l'organisation : une reproduction plus ou moins fidèle de l'association.
3.1.2.1. Ce que l' "exclusif" prend en charge.
Le volontaire "exclusivement impliqué" dans l'organisation prend en charge, non pas une quantité de travail, ni même la réalisation des objectifs, mais il s'engage à respecter et à faire valoir la vision et les valeurs de l'association. Il se définit comme représentant de cette dernière et le garant de ses principes. La performance qu'il entend développer se situe essentiellement sur le registre symbolique.
"Etre MSF..." "Après tu arrives à reconnaitre des trucs : ça c'est MSF, ça c'est pas MSF, même dans ton langage tu es MSF. Ç a MSF peut pas le faire, c'est pas notre mandat; Tu vois tous ces trucs là que tu acquiers." (volontaire) volontaire |
Il questionne les données de son travail en termes de réalisation des enjeux de l'association. La tendance à la conformité au niveau des choix techniques s'accompagne également souvent d'un fort prosélytisme. Le volontaire a à coeur de faire partager à ses interlocuteurs le sens du projet qu'il défend.
Il faut, en fait, distinguer au moins deux cas de figures :
- soit il prend en charge la réalisation pratique des valeurs. Il conçoit un projet intégrant des orientations conformes aux principes spécifiés par l'association. Il ne se préoccupe pas forcément de ce que pensent les autres, à l'exception bien évidemment des responsables de l'organisation ;
- soit il prend en charge la diffusion des idées de l'association. Pour ce faire, il peut, par exemple, mettre en place de nombreuses réunions d'information.
Ces deux positionnements aboutissent à des contributions très différentes. Leur pertinence dépend comme toujours de la façon dont l'association définit sa propre performance.
D'une façon générale, les "exclusifs" ont en commun de se préoccuper de la performance symbolique, au moins autant que de la performance technico-économique. Même lorsque le volontaire ne s'investit pas dans la diffusion des valeurs de l'association, il fait valoir la conformité du projet avec les principes définis dans le cadre de la charte, plus que l'optimisation des objectifs. Sa performance politique réside dans les arbitrages qu'il effectue entre le registre technico-économique et le registre symbolique, elle fait ainsi l'objet de délibérations plus explicites que dans le cas du "pragmatisme".
3.1.2.2. La portée de cet engagement du point de vue de l'association.
"L'exclusif" constitue une forme d'implication moins valorisée que par le passé. La désaffection dont elle souffre est au moins de deux ordres :
- les responsables de l'association attachés au sens de l'action voient en eux les excès idéologiques qui ont marqué les années soixante et soixante-dix. Ils ne veulent plus de ces volontaires persuadés que le progrès amené par les Occidentaux constitue la seule voie de développement possible.
- les responsables valorisant le "pragmatisme" leur reprochent l'emphase de leur discours ainsi qu'une relative inefficacité.
Les responsables privilégiant les exclusifs : "... ceux qui disent qu'on est devenu trop professionnel et qu'on a perdu le sens humanitaire justement." volontaire |
Une partie de l'encadrement y reste cependant attachée. "L'exclusif" est valorisé par ceux qui pensent que la tendance au professionnalisme constitue une forme de capitulation. Les "exclusifs" dans l'organisation constituent, pour eux, l'âme de l'association. Ceux qui les valorisent sont ceux qui pensent qu'il faut encore croire au développement. Quels que soient les résultats obtenus, la solidarité entre les peuples demeure, pour eux, une valeur fondamentale.
Cette forme d'implication est, pour l'association, avantageuse à plus d'un titre. Ce type de volontaire compense une performance technico-économique, sans doute, moins forte que celle du "pragmatique" par une performance symbolique particulièrement forte. Il garantit, entre autres, un travail doté d'un sens conforme aux valeurs qui sous-tendent l'objet social.
Il concrétise et diffuse, au niveau de son projet, la vision de l'association. Se référant, plus ou moins consciemment, à la culture dominante de cette dernière, sa performance se trouve naturellement en phase avec les attentes de la plupart des responsables.
Cette forme pourrait, a priori, s'imposer comme une forme idéale. Elle tend à vérifier et à prolonger la "construction" de l'association. Le volontaire fait valoir sa vision du projet à l'ensemble des acteurs directement et indirectement impliqués dans le projet.
Elle n'amène, cependant, pas que des avantages. Ce type de volontaire reprend et conserve le "sens déduit" (Beaucourt, 1996) par les responsables, mais en contrepartie il n'est pas en mesure de le faire évoluer. Il exige de l'association qu'elle reste elle-même fidèle à ses valeurs et oblige les responsables à maintenir une ligne d'action consistante. Une telle attitude peut être salvatrice, mais elle constitue, par ailleurs, un frein à des changements souhaitables. Suivant les circonstances et les points de vue, l'exclusif contribue à la stabilité de l'association ou à son inertie
3.1.2.3. La portée de l'implication exclusive.
Le "grand public" et les gestionnaires tendent à idéaliser ces volontaires à la fois engagés et dévoués. Il est clair que l'association a besoin de "militants", c'est-à-dire de volontaires qui croient en elle et en son projet, et qui tentent de faire partager aux autres leur vision. Comme toute société, elle a besoin, pour assurer sa stabilité, d'une frange de la population qui "conserve" ses valeurs et la reconnaisse légitime. Compte tenu de l'importance de la dimension symbolique de l'association, cette partie de son effectif contribue à sa vocation.
Le volontaire idéal est-il souhaitable ? J.P. Gaignard Directeur des RH à l'AFVP |
J.P. Gaignard, le Directeur des Ressources Humaines de l'AFVP, exprime ainsi une certaine méfiance à l'égard de volontaires correspondant a priori parfaitement aux aspirations de l'association.
La question ne porte, finalement, pas tant sur l'utilité de tels volontaires, que sur les proportions souhaitables du phénomène, tant au niveau individuel que collectif. L'opportunité qu'ils représentent doit également être restituée dans le contexte du développement.
Les excès de cette forme résident dans les dérives "intégristes" auxquelles elle peut donner lieu. A vouloir imposer aux autres acteurs la vision de l'association, le volontaire risque de provoquer des réactions de rejet. La pertinence de ce type d'implication dépend en fait de la capacité du volontaire à traduire le projet de l'association en fonction des cadres de références valorisés par ses différents interlocuteurs. Il doit être capable d'évaluer ce que chacun d'eux juge acceptable. Autrement dit, il doit négocier le sens du projet, en faisant, le cas échéant des concessions, faute de quoi il ne pourra y avoir d'entente.
Des volontaires garant des valeurs de l'association. - "Ç a, d'ailleurs, c'est ce qu'on réclame, au bout d'un moment on a l'impression qu'on s'écarte de plus en plus de l'huma. On technicise trop l'acte médical, le rapport soignant soigné...(silence)..." |
D'un autre côté, en dehors des excès évoqués, ces volontaires peuvent être les garants de l'humanisme dont l'association cherche à investir son action. Ils peuvent ajouter à la réalisation pratique du projet, un supplément d'âme qui fait que l'action de l'association n'est pas tout à fait identique à celle des entreprises intervenant dans les mêmes domaines.
La qualité de la contribution apportée par ces volontaires exclusivement orientés sur l'organisation dépend pour beaucoup des compromis qu'ils sont en mesure d'accepter. Garantissant la performance symbolique interne de l'association, ils ne peuvent investir les autres registres qu'en tempérant cette tendance à travers des arbitrages relevant de la performance politique.
3.2. Des formes a priori préjudiciables.
Le "pragmatisme" et "l'exclusif dans l'organisation" ont en commun de produire des contributions relativement fiables. Cette vertu demeure, compte tenu des risques qu'introduit la mise en oeuvre d'un projet de développement, particulièrement appréciée des responsables.
Les deux types d'implication qui suivent apparaissent, dans cette perspective, moins attractifs, pour ne pas dire néfastes. En effet, des volontaires focalisant leur attention sur des enjeux différents de ceux de l'organisation risquent tôt ou tard, face à un problème donné, de s'opposer à elle.
3.2.1. "L'exclusif" dans un autre référentiel, l'exemple de la population locale.
Ce type d'implication se fonde sur un mode de convocation identique au précédent, mais s'en différencie quant au référentiel privilégié. Il s'inscrit, du point de vue de l'association, dans une catégorie fondamentalement différente. Cette forme peut en effet lui apparaître quelque peu ambiguë : ce type de volontaire souhaite contribuer au développement et va dans le même sens que l'association, mais il ne reconnaît pas forcément son autorité. En cas de différend, elle ne peut pas toujours compter sur sa loyauté. Nous examinons, cependant, les potentialités de cette forme en prenant l'exemple le plus couramment rencontré : les populations locales.
Ce positionnement reste relativement rare chez MSF dans la mesure où les rapports avec les populations demeurent limités. Le volontaire est plus porté sur le groupe ou l'institution. Il est en revanche relativement fréquent à l'AFVP et au SCD. La première n'offrant pas une visibilité suffisante sur le plan symbolique et le second n'étant pas présent sur le terrain, le volontaire tend à rechercher des référentiels plus accessibles.
3.2.1.1. Ce que le volontaire prend en charge.
Le volontaire comme "dernier rempart contre..." "A mon avis l'association a perdu le contact avec les réalités de terrain. Elle est trop préoccupée par les négociations avec les bailleurs et les ministères.(...) En fin de compte, c'est à nous de défendre les intérêts des villageois. (...) Le volontaire est le dernier rempart contre les magouilles et le fric." volontaire |
Ce type de volontaire prend en charge, de façon exclusive et inconditionnelle, les attentes des populations. Vivant à leurs côtés et se préoccupant particulièrement de leur sort, il se définit comme le garant de leurs intérêts. Il veille à ce que le projet aille dans ce sens et peut, si nécessaire, s'opposer à l'association, pour réorienter les objectifs du projet.
Différents profils sont là encore possibles. On trouve les altruistes, ceux qui souhaitent aider les populations, en améliorant leur niveau de vie qu'ils jugent insuffisant. Pour eux, il n'est "pas pensable des rester indifférents à leur malheur". A l'idée de don de soi, voire de sacrifice, ils associent souvent la notion de justice : ils jugent souvent intolérable que les populations du tiers-monde ne puissent pas bénéficier des mêmes avantages que celles de l'Occident.
Pour d'autres, l'exclusivité accordée aux populations relève d'une sorte de fascination. L'Afrique et les Africains les attirent avec le sentiment qu'ils détiennent des richesses bien plus grandes que les Occidentaux.
Ces deux profils (altruiste et exclusif) ont en commun d'être véritablement motivés par le projet qui leur est confié et accordent une très grande importance à la notion de rencontre. Ils valorisent les notions d'échange et de respect. Ils sont prêts à défendre leurs intérêts face aux stratégies et aux compromissions qu'ils attribuent parfois aux autres acteurs.
Leur performance technico-économique et leur performance symbolique sont a priori compatibles avec celles visées par l'association. Leur performance politique est accrue par le fait que leurs arbitrages tiennent a priori mieux compte des enjeux des populations. Leur contribution s'avère ainsi le plus souvent conforme aux exigences définies par l'association, mais les responsables de l'encadrement peuvent se trouver gênés de ne pas avoir été systématiquement consultés.
3.2.1.2. La portée de cet engagement du point de vue de l'association : une admission conditionnelle.
Un rapport de force entre l'association et le projet. "De toute façon je crois qu'il y a toujours un rapport de force entre l'association et le projet. Si tu veux mon prédecésseur était peut-être plus "volontaire" que moi, il était chaud et il tirait plus sur l'association. Tout ce qu'il pouvait tirer de l'association pour l'atelier" volontaire. |
Ce type de volontaire est, d'une façon générale, plus indépendant que les deux précédents. Son positionnement à l'égard de l'association est dérivé de ses engagements vis-à-vis des populations et peut être :
- intrinsèque : il perçoit le projet de l'association comme plus ou moins identique au sien, ses efforts vont dans le même sens ;
- calculateur : il utilise l'association pour mieux servir les populations. Toutes les marges dont il dispose sont utilisées à cette fin. Le volontaire ne veut rien entendre aux autres considérations que prend en charge l'association ;
- aliénant : le volontaire se bat contre l'association qui se compromet, selon lui, dans des considérations contraires à l'intérêt des populations.
Les avis des responsables concernant les libertés prises par ce volontaire sont partagés. Concernant MSF, seuls les responsables de missions sont habilités à modifier les orientations de la mission. L'AFVP et le SCD tolèrent, voire valorisent, en principe, les initiatives mais, en pratique, les responsables n'apprécient pas tous ce type d'implication. Ils sont génés par le fait de ne pas pouvoir véritablement contrôler les arbitrages de ces volontaires. Ils acceptent ces contributions par la force des choses tant que les résultats demeurent satisfaisants.
Des volontaires moins dociles que les autres. "Moi, ce qui me pose problème, ce sont ces volontaires qui ne sont pas là depuis six mois et qui qui croient avoir tout compris. C'est quand même incroyable... C'est toujours pareil, il y en a toujours un ou deux qui se croient plus malins que le reste et qui viennent me faire la leçon à moi qui ai bientôt quinze ans d'expérience avec l'AFVP. (...) Leur truc, c'est de contester l'AFVP, de dire qu'elle n'est pas assez proche des populations, qu'elle se compromet avec les bailleurs. Mais qu'est-ce qu'ils croient... on est tous là pour les aider les populations. Mais quoi, il faut être un peu réaliste, sinon c'est n'importe quoi. Moi, je supporte de moins et en moins ce genre d'attitude (...) En fin de compte, t'arrives à un point où t'es obligé de t'engueuler avec eux pour les emprècher de faire des conneries. " "Ils (ces volontaires) deviennent rapidement ingérables. Ok, pour la passion et les convictions...mais c'est pas une raison pour tout foutre en l'air. (...) j'en vois certains mmm. c'est limite paranos. " responsables terrain |
La façon dont les responsables de l'association apprécient les performances de ce type de volontaires repose en grande partie sur le registre politique, non pas que ces derniers ne soient pas capables de définir des équilibres corrects entre le technico-économique et le symbolique, mais leurs engagements à servir en priorité les populations se construisent souvent par opposition aux autres acteurs. Ils définissent et défendent ce point de vue contre les autres acteurs et développent souvent une vision plutôt manichéenne de la situation.
Ces volontaires tendent ainsi à inquièter les responsables de l'association. Ces derniers se méfient de leur volonté de défendre les populations envers et contre tout. Ils ont en tête les "impairs" commis par certains de leurs prédécesseurs au nom d'un tel positionnement. Ils ne sont pas tant gênés par leur volonté d'aider les populations que par le fait qu'ils agissent sans consulter qui que ce soit. Ils leurs reprochent une démarche contestataire et vindicative.
En dehors des qualités "intrinsèques" de leur contribution, la reconnaissance que l'association peut leur accorder réside également dans la façon dont ils l'apportent et en négocient le sens. Nous retrouvons là les aspects de la performance politique liés au processus décisionnel et à la façon dont celui-ci intègre les différents acteurs, y compris les responsables de l'association.
3.2.1.3. La portée de l'exclusif dans un autre référentiel.
Cette catégorie de volontaires regroupe des profils très différents. On y trouve des volontaires qui, en projetant des idéaux décalés des réalités locales, provoquent chez les populations une réaction de rejet. D'un autre côté, certains parviennent à faire remonter jusqu'aux autres acteurs la voix, parfois négligée, des populations et à négocier des aménagements du projet susceptibles de leur être véritablement profitables.
Dans le registre des excès, le scénario le plus fréquent est celui fondé sur des anticipations dans le cadre desquelles le volontaire s'attribue le rôle de sauveur (Berne, 1967). Une fois sur place, il tend à projeter sur les populations des difficultés et des besoins qui n'existent pas ou qu'elles ne perçoivent, en tout cas pas elles-mêmes.
Des volontaires qui ne dramatisent pas et ne prétendent pas à l'omniscience. "Nous voudrions des gens qui ne dramatisent pas la situation." "Les volontaires qui acceptent de venir nous aider doivent être tout simplement des hommes et des femmes désireux de rencontrer d'autres d'abord d'autres êtres humains en qui ils reconnaissent et aiment la même humanité. Cela exclut toute prétention à l'omniscience, à la supériorité. Le coopérant devra se défaire de tous les préjugés dont l'Occident nourrit ses ressortissants à l'égard de l'Afrique." Témoignages Livret d'accueil SCD |
La prise en charge des "vrais" problèmes et, à travers elle, le fait que le volontaire s'estime plus compétent que les populations pour déterminer leurs besoins, aboutissent à des formes de paternalisme, de condescendance et d'ingérence. Le volontaire et l'innovation risquent alors d'être rejetés.
Cette façon d'aborder les populations porte atteinte à leur dignité, et elles ne peuvent, par principe, admettre l'image d'elles-mêmes qu'induit une telle attitude comme elles ne peuvent exécuter ce que le volontaire exige d'elles. C'est ainsi que, le plus souvent, elles prennent leurs distances et n'expriment jamais directement leur mécontentement.
De son côté, le volontaire se trouvera frustré par le manque d'intérêt et de reconnaissance que lui témoignent les populations. En dépit de cette absence de retour, le volontaire, très engagé, maintiendra ses positions et tentera d'aider les populations malgré elles.
Ce type de dérive constitue pour certains responsables du SCD, l'un des fléaux du volontariat.
Des volontaires capables d'influencer le projet dans le sens des populations. "Le SCD attend de ses volontaires : "...qu'ils soient capables de proposer et de négocier des évolutions souhaitables du projet initial en vue de favoriser, compte tenu des délais et des contingences locales, une plus grande prise en charge du projet par la population intéressée." |
D'un autre côté, cette même association attend de ces volontaires qu'ils défendent les intérêts des populations face aux opérateurs, considérant qu'ils sont les mieux placés pour le faire.
D'une façon générale, en dehors des excès évoqués, l'exclusivité accordée aux populations peut compenser les difficultés qu'elles rencontrent pour se faire entendre. En effet, n'ayant, d'un point de vue technico-économique, rien à échanger avec l'association, elles n'ont pas la possibilité de prendre la parole et leur défection passe le plus souvent inaperçue (Hirshman, 1970).
Par ailleurs, les acteurs occidentaux partagent un réseau de signification dont les populations ne peuvent accepter tous les contenus. Le volontaire mesurant ces décalages peut jouer le rôle d'interprète et tenter de mieux les intégrer.
Les trois associations étudiées souhaitent que les volontaires prolongent cet engagement au delà de leur retour. Il leur est demandé d'oeuvrer pour une image plus juste des pays du tiers-monde et de lutter contre les préjugés.
3.2.2. L'implication conditionnelle.
3.2.2.1. Contributions prises en charge par le volontaire.
Les volontaires ainsi engagés se définissent comme prenant tour à tour en charge un ensemble d'intérêts plus ou moins contradictoires. Ils ont le sentiment d' "être sur le fil" : ils font face aux situations au fur et à mesure qu'elles se présentent, tentant à chaque fois de donner satisfaction à leur interlocuteur.
Trouver un juste milieu. "Bon, tu vois, par exemple, là ce matin on a été voir Bafalé (représentant de l'administration), eh ben lui son truc c'est de savoir ce qu'on bricole, il veut rester un peu en contrôle de ce qu'on fait et c'est normal. Moi, je conçois très bien ça, on se pointe ici : "Ouais c'est nous les toubabs, on vient faire notre buziness ! ta ta ta, ça vous regarde pas !". Si, je regrette, ça les regarde ! C'est l'administration et l'Etat qui doivent normalement assurer l'avenir du pays. (...) D'un autre côté, faut pas qu'on se laisse prendre dans les filets de l'Etat, parce que si on est à la solde de l'Etat, alors c'est plus la peine de se dire ONG et de faire tout ce cinéma. (...) Non, il faut composer, négocier un peu, mais on doit garder comme souci de servir les populations. (...) Mais, tu sais, finalement c'est exactement la même chose pour les bailleurs de fonds : Ok le projet dépend du fric qu'ils nous confient, mais c'est pas une raison pour se prostituer. (...) En fin de compte, il faut trouver un juste milieu : il faut pas comme certains devenir complètement paranos et vouloir se battre avec tout le monde, il faut pas non plus faire la pute." volontaire |
L'expérience vécue dans ce cadre peut, d'une certaine façon, se révéler très exaltante : le volontaire a l'impression de "surfer" sur les problèmes, d'être sans cesse sur le point d'être débordé et de continuer à "s'en sortir" malgré tout. Il s'estime ainsi capable d'improviser sans pour autant sacrifier aucun des enjeux assumés. C'est en particulier à ce type d'exercice que se réfère l'expression des volontaires : "avoir le nez sur le guidon".
Le volontaire définit sa logique implicationnelle comme une capacité à s'adapter. Il la conçoit comme la seule réponse possible face à un environnement hétérogène qui lui impose sans cesse de nouvelles contraintes, compte tenu des multiples intérêts auxquels il se réfère.
Les évolutions de ce type d'engagement sont multiples. Cette impression de maîtriser de tant bien que mal le projet peut déraper et se transformer en perte de contrôle, laissant au volontaire le sentiment d'être toujours dépassé par les événements. Le stress positif peut ainsi très rapidement, se transformer en stress négatif et aboutir à des formes d'épuisement professionnel (Neveu, 1996). La phase de confusion du processus implicationnel peut amener le volontaire vers des formes tout à fait différentes, mais le "conditionnel" reste, dans certains cas, un scénario bien ancré.
La performance de ce type de volontaire est avant tout politique. Son objectif demeure de négocier avec les autres acteurs la réalisation du projet. Les significations auxquelles il se réfère sont celles de son interlocuteur présent : il est capable de rentrer dans ses logiques d'action. Le passage d'un cadre de référence à l'autre lui demande une grande flexibilité. Ce faisant, il ne s'attache pas vraiment à l'un ou l'autre des différents principes que tour à tour il convoque. Pour le "conditionnel", le seul fait véritablement significatif reste de parvenir à composer un résultat susceptible de satisfaire le plus grand nombre.
3.2.2.2. Contributions du point de vue de l'association : une admission conditionnelle.
Les responsables ne perçoivent ce mode de convocation que partiellement dans la mesure où, en leur présence, le volontaire donne à voir une implication orientée sur l'organisation. Ils tendent ainsi à les confondre avec les "exclusifs dans l'organisation".
Comme tous les types d'engagement que nous évoquons, la façon dont le responsable apprécie le "conditionnel" dépend étroitement de la manière dont lui-même gère la situation. D'une façon générale, ce n'est que lorsque les volontaires se retrouvent véritablement en difficulté que les responsables découvrent la gestion quelque peu désordonnée que certains d'entre eux avaient pu jusque-là mener. La plupart d'entre eux parviennent cependant à leur faire admettre qu'ils ont répondu à une obligation de moyens : donnant à voir beaucoup de motivations et d'enthousiasme ainsi qu'un fort investissement dans l'action, ils font effectivement bonne impression, en dépit de résultats parfois décevants, .
En dehors de certains excès, ce mode de convocation correspond à ce que l'association attend du volontaire. Compte tenu des caractéristiques des situations de développement, elle leur demande de composer avec les enjeux des différents acteurs impliqués afin de les intégrer. Ce mode introduit des formes de négociation et de flexibilité plus ou moins nécessaires à la réalisation du projet.
Un médiateur. "Pour moi, la qualité la plus importante chez le volontaire, c'est son habileté à intégrer les objectifs et les exigences de nos différents partenaires. Le volontaire, je le vois plutôt comme un médiateur. (...) Parce que, moi, je vois, on a eu trop de projets qui sont tombés dans l'impasse parce que le volontaire était trop buté... Je dis pas, faut garder des limites, mais bon, on n'est pas là non plus pour faire le redresseur de torts... En particulier dans le développement, rien n'est jamais parfait... ce qui faut, c'est rester constructif." |
3.2.2.3. La portée de l'implication conditionnelle.
Même si ce profil constitue, d'un point de vue théorique, une antithèse possible de l'engagement, il peut cependant se révéler utile. Son principal mérite est de faire entendre, tour à tour, plusieurs voix et d'intégrer un ensemble de participants plus vaste que dans les cas précédents.
Cette dynamique "conditionnelle" peut être mise en parallèle avec le fonctionnement de l'AFVP ou du SCD : ceux-ci doivent, pour assurer leur fonctionnement, ménager de multiples intérêts associés à des sensibilités différentes.
Ainsi mis en perspective, ce profil peut prendre une portée différente : l'opportunisme en termes d'engagement peut être conçu comme un moyen d'assurer la participation des différents acteurs au projet mis en place.
Le volontaire développe et convoque des engagements plus en fonction des contraintes et des opportunités de la situation que par conviction. Il ne s'agit pas pour autant d'implications calculées : il les intègre comme des engagements intrinsèques. Le "conditionnel" relève ainsi d'une logique d'assimilation : les engagements convoqués et la façon dont le volontaire se définit par rapport à la situation, constituent pour lui des variables d'ajustement par rapport aux situations présentes.
L'utilité de cette démarche est à rapprocher de celle de l'implication "pragmatique" : le volontaire adapte son engagement en fonction de son interlocuteur, de façon à s'assurer non seulement sa participation au projet, mais aussi et surtout la reconnaissance de sa légitimité : le "conditionnel" a souvent pour objectif de créer un consensus autour du projet.
Comme pour les autres types d'engagement, la portée et l'intérêt du "conditionnel" en termes de performance reste, pour beaucoup, une question de degré : tous les volontaires s'adaptent un tant soit peu à leur interlocuteur ; ceux qui refusent, pour une raison ou pour une autre, toute forme de compromis peuvent en fait se révéler néfastes au projet. Il semble ainsi que les volontaires préfèrent parfois intégrer les acteurs dont ils dépendent, sous la forme d'implications intrinsèques, plutôt que de se définir par rapport à des stratégies "manipulatrices".
La performance de l'engagement "conditionnel" permet de souligner la nécessité, dans certains cas, de négocier. Les problèmes qu'il soulève, nous invitent à revenir sur la nature de la performance symbolique.
Le consensus obtenu autour du projet grâce, entre autres, à des flexibilités touchant à la fois aux modalités de l'action et au sens du projet, peut donner l'illusion d'une performance symbolique externe : l'ensemble des acteurs semblent adhérer à la vision du volontaire. Partant de là, la réalité et la densité du projet réside dans la capacité du volontaire à recomposer une unité sur la base des engagements relativement hétérogènes qui composent son implication. Au niveau pratique, l'enjeu consiste à maintenir malgré tout une ligne d'action consistante. Sur le plan social, il peut être souhaitable que le volontaire fasse partager à son interlocuteur le sens que peut avoir le projet en dehors des aspects directement liés à son intervention.
La pertinence du "conditionnel" et les nécessités de la performance politique apparaissent, dans le contexte du développement, de façon sans doute plus évidente que d'ordinaire, compte tenu des difficultés rencontrées pour produire des résultats acceptables pour tous.
3.3.1. Contributions prise en charge par le volontaire.
Dans le cadre du "discernement", le volontaire prend en charge des engagements le liant à de multiples interlocuteurs sans pour autant négliger ses propres intérêts. Le volontaire ne garantit pas la satisfaction systématique de chacun, mais il s'engage à prendre en considération son point de vue.
Face un problème donné, la première étape consiste, pour lui à examiner s'il n'existe pas une alternative permettant de combiner les divers enjeux convoqués. Lorsqu'une telle possibilité n'apparaît pas, le volontaire arbitre en s'efforçant de rester juste tout en demeurant au plus près de ses sentiments. C'est dans ces circonstances que le volontaire peut être amené à rompre provisoirement avec l'un de ses engagements.
Un rôle consistant à trancher. "Moi, j'estime que, face aux intérêts des uns et des autres, le rôle du volontaire c'est de trancher. Je dis pas, il faut bien entendu respecter la volonté des populations, mais il y a des fois où si c'est pas toi qui décides, personne ne le fera... et le projet tombera dans l'impasse. (...) C'est pour ça que je demande à l'association de demander aux bailleurs de revoir à la baisse leurs objectifs. Sinon ça va être n'importe quoi : on va bâcler le travail et tout le monde sera perdant." Journal de bord Propos rapportés d'une conversation informelle. |
Les choix du volontaire "discerné" reposent sur une subjectivité parfaitement assumée générant une autonomie à la fois pratique, symbolique et politique. Le volontaire prend effectivement en charge les différents référentiels, tout en admettant ne pas pouvoir toujours répondre systématiquement à tous. Lorsqu'il n'a pas totalement répondu aux attentes de l'un d'eux, il s'attribue la décision prise, tout en considérant que les contraintes extérieures l'obligeaient à trancher.
Ce type de volontaire n'ignore pas les principes et l'existence de l'association. Il s'y réfère tout en gardant, sur elle, un regard critique. Il prend en charge la possibilité de corriger les directives de l'association qu'il jugerait inappropriées. Il intègre l'idée que l'association peut être dans l'erreur. Il maintient une certaine loyauté tout en se prévalant d'une certaine expertise par rapport au développement et aux problématiques propres aux réalités locales.
Conjointement aux arbitrages qu'il effectue entre les intérêts des différents acteurs, le volontaire développant des formes d'implication emrpuntant au "discernement" s'efforce de trouver des équilibres entre les différents registres de performances. Dans cette perspective, les réalisations et les significations qu'il considère sont sans doute plus réduites que celles retenues par les autres types de volontaires, mais elles apparaissent en contrepartie plus denses dans la mesure où elles sont partagées par tous.
3.3.2. Contributions du point de vue de l'association.
Le "discernement" constitue, pour ceux qui ont renoncé à toute certitude concernant le sens et la valeur du développement, la réponse la plus appropriée. S'opposant à toute forme de dogmatisme, ces responsables considèrent que le volontaire doit développer sa propre "philosophie".
"C'est à eux de se faire une opinion." "Moi, je dis toujours aux volontaires que l'association n'a pas toutes les réponses, que le développement c'est très très complexe, et que c'est à eux de se faire une opinion. " Responsable Ressources Humaines |
Le problème est que ce profil reste, pour l'association, difficile à distinguer des formes exclusives centrées sur d'autres référentiels qu'elle. L'association accepte ces deux modes de convocation de façon à peu près identique. Son évaluation dépend :
- de la manière dont sont habituellement remplies ses exigences : le volontaire peut faire prendre des initiatives dans la mesure où elles restent un minimum conformes aux exigences exprimées par l'association ;
- de la capacité du responsable à accepter que le volontaire puisse mettre en concurrence les enjeux de l'association avec ceux d'autres référentiels, compte tenu des risques qu'une telle orientation implique.
Ce type de volontaire peut, en effet, à l'instar de ceux qui privilégient un autre référentiel, faire valoir des délibérations reposant sur des convictions susceptibles de s'opposer à tout ou partie du projet défendu par l'association. Il prend en considération l'intérêt de négocier ou de se soumettre, mais il peut aussi penser qu'il est de son devoir de défendre les intérêts de l'un des référentiels : la population ou les autorités locales face à une association qui fait, selon lui, "fausse route".
Le volontaire "discerné" se différencie de l'exclusif par rapport au fait que ses positions ne vont pas systématiquement dans le même sens. Il peut adopter des points de vue nuancés et faire évoluer ses opinions. Ces éléments peuvent lui donner une certaine crédibilité. Un volontaire d'ordinaire relativement docile a, sans doute, plus de chances de se faire entendre que celui qui se définit systématiquement contre l'association.
D'une façon générale, le "discernement" peut s'exprimer en fonction de la confiance que les responsables accordent peu à peu au volontaire. Ce type d'implication ne leur semble, par ailleurs, possible qu'à l'issue d'un minimum d'expérience. Ils apprécient ce type de volontaire, mais demandent qu'il ait, au préalable, "fait ses preuves".
3.3.3. La portée du discernement dans le cadre d'une approche multidimensionnelle de la performance.
Une capacité à intégrer les différents registres de performances. "Moi, tu vois, je viens d'une école de commerce. J'ai donc été formé au business des entreprises. Pour l'asso les choses sont différentes, je dirais même carrément différentes, et il est pas question de fonctionner de la même façon... Mais il faut pas non plus tout rejeter en bloc : par exemple, pour vivre, l'asso a besoin de tune ! C'est clair, si tu veux obtenir cette tune, tu as tout intérêt à monter des stratégies commerciales... Tout ça c'est OK, à condition que tu gardes en ligne de mire, cet idéal." volontaire implication discernée |
Le volontaire "discerné" se caractérise par ses aptitudes à reconstruire une vision cohérente capable d'intégrer des cadres de références multiples et hétérogènes. Il est ainsi en mesure de composer, à partir des différents registres de performance retenus à propos des associations, un projet à la fois efficace, intègre et partagé. Il peut, comme l'illustre les propos ci-dessus, faire la part des choses entre les opportunités technico-économiques et les principes en vertu desquels ils peuvent être mis en oeuvre. Au delà des compromis, la performance politique de ce type de volontaire, autrement dit sa capacité à construire une réalité acceptable pour tous, repose sur une créativité stimulée par la diversité des cadres de références intégrés.
Le discernement constitue, dans le contexte du développement, une réponse particulièrement intéressante. Face à l'impossibilité de mettre à jour une approche universelle, ce type de volontaire construit des réalités à fois pratiques et symboliques dans le cadre d'ajustements locaux. Sa démarche emprunte au pragmatisme, considérant qu'il faut malgré tout continuer à oeuvrer auprès des populations. Pour ce volontaire, l'utilité et la valeur des projets restent avant tout d'ordre contextuel. Il peut, à ce niveau, contribuer à l'adaptation et à l'évolution de l'association.
Ce type de volontaire peut ainsi constituer une interface entre les principes généraux de l'association et les spécificités de la situation locale, il traduit, transpose et, éventuellement adapte son projet de façon à le rendre à la fois praticable et signifiant, compte tenu des enjeux des différents acteurs impliqués.
Ces ajustements locaux sont à la fois une application de l'objet social, tout en étant producteurs d'une valeur ajoutée. La contribution ainsi produite peut être appréciée par rapport aux trois registres de performance retenus :
1. - la performance technico-économique. Les adaptations que fait le volontaire permettent d'éviter certains blocages. Une partie des arbitrages qu'il effectue ont pour objectif de rendre le projet plus praticable, plus faisable ;
2. - la performance symbolique : les traductions qu'effectue le volontaire permettent de rendre le projet de l'association plus acceptable et d'intégrer autour de la même idée des acteurs porteurs d'enjeux hétérogènes. Au-delà des formes de consensus, le volontaire intègre les points de vue de ses interlocuteurs dans le cadre de sa propre vision du développement. Il "induit" ainsi un sens (Beaucourt, 1996) susceptible de contribuer à l'enrichissement symbolique de l'association ;
3. - au niveau politique, ses délibérations se caractérisent par la prise en charge simultanée d'engagements intégrant, à travers les multiples acteurs concernés, les deux précédents registres de performance. Ce n'est que lorsqu'aucun compromis n'apparaît possible, qu'il se résout à trancher en faveur de l'un ou de l'autre.
Il produit ainsi une réalité mêlant son interprétation de l'association aux contraintes et aux opportunités de l'environnement. La pertinence de ce type d'implication est accrue par l'hétérogénéité, les ambiguïtés et les contradictions du contexte du développement.
"Des volontaires capables de refuser..." "De toute façon, même s'ils maintiennent leurs objectifs, moi je refuse de bâcler le travail... Les objectifs seront pas réalisés et puis voilà tout !" Journal de bord Propos rapportés d'une conversation informelle. |
La principale limite de ce mode réside dans les risques d'insubordination qu'il introduit. Les performances produites par le "discernement" restent, à l'instar de celles caractérisant les autres types d'implication, relatives à celles que valorise l'association et à la façon dont elle entend y associer le volontaire.
De même la pertinence des contribitions associées à chacune de ces formes reste directement tributaire des excès par ailleurs.
Conclusion : pour une contribution acceptable pour tous.
L'approche de l'implication, en termes cognitifs, constitue, dans le cadre de cette recherche, le résultat d'un processus à travers lequel nous avons confronté aux données du terrain, différentes orientations théoriques. Ce niveau d'analyse est celui qui, compte tenu des problématiques qui animent les réalités étudiées, s'est finalement imposé comme le plus pertinent : nous considérons la place que le volontaire parvient à négocier au sein de l'environnement entourant le projet et sa performance comme deux facettes d'une seule et même réalité.
Performance technico-économique | Performance Politique | Performance Symbolique | ||||
excès Pragmatisme points forts | Optimisation des objectifs envers et contre tous. Optimisation des objectifs. | Autoritarisme. Mobilisation des acteurs autour d'une même action. | Refus de questionner certaines certitudes Abstentions et acceptation du doute | |||
excès Exclusif /asso points forts | Discours sur l'action au détriment de l'action elle-même. Action conforme aux principes de l'asso. | Intransigeance & "Intégrisme" Mobilisation des acteurs autour du projet de l'asso. | Volonté d'imposer la vision de l'asso => rejet Traduction & diffusion de la vision de l'asso. | |||
excès Exclusif /pop. points forts | Action unilatérale. Adaptation du projet aux besoins des populations. | Oppositions & conflits avec les autres acteurs. Relais et intègration de la voix des populations. | Paternalisme et condescendance Concrétisation du projet de l'association | |||
excès Conditionnel points forts | Action inconsistante, "décousue" Compromis entre les enjeux des acteurs | Opportunisme & inconsistance Réappropriation du projet par les différents acteurs. | Hétérogénéité. Projet polysémique. | |||
excès Discernement points forts | Réalisation partielle des objectifs Adaptation du projet aux données de la situation. | Manque de compromis, arbitrages trop tranchés Construction d'une réalité partagée. Eléments de consensus. | Ecarts / sens de l'asso. Actualisation du sens de l'asso. | |||
La prise en considération de registres d'action et d'acteurs aux enjeux hétérogènes ne peut être réduite, dans le contexte du développement, à un ensemble de contraintes avec lesquelles l'association doit composer pour réaliser son objet social. Elle constitue le coeur de sa performance. L'intégration des différents acteurs et de leurs enjeux peut être conçue comme une finalité constitutive de la construction des projets de développement.
La compréhension de ce qui se joue dans le cadre des projets de développement passe, selon nous, par des cadres de références relativement spécifiques, considérant l'idée que la performance politique, exposée en première partie, ne réside pas tant dans la maximisation des résultats tour à tour obtenus au niveau des performances symboliques et technico-économiques, mais dans la construction d'un équilibre satisfaisant entre ces deux registres.
Dans cette perspective, les exigences des responsables de l'association à l'égard des volontaires semblent avant tout devoir se définir par opposition aux nombreuses contre-performances qui menacent la contribution. L'approche en termes de maximisation apparaît inadéquate. Dans ce contexte, la maximisation d'un registre de performance donné ou le privilège accordé à un acteur tend presque systématiquement à se réaliser au détriment d'autres enjeux. D'une façn générale, l'échec d'un projet de développement ne se limite pas, comme ce peut être d'ordinaire le cas, à une absence d'effets positifs recherchés, mais se caractérise par l'introduction d'effets pervers. C'est ainsi que les décennies soixante et soixante-dix se sont soldés par un bilan globalement négatif notamment caractérisé par la destruction de certains équilibres économiques et sociaux. Pour reprendre l'un des exemples évoqués dans le chapitre 5, les dons effectués par la Communauté Européenne de ses excédents de viandes bovines a durablement déstabilisé les marchés locaux et définitivement ruiné un grand nombre de petits exploitants.
Dans cette perspective, la réalisation des objectifs technico-économiques du projet ne constitue finalement qu'un aspect de la contribution du volontaire en soi insuffisant. L'enjeu consiste, tout simplement, à faire exister le projet, c'est-à-dire à produire une réalité tout en prenant soin de ne pas en détruire d'autres.
La performance des volontaires peut également être rapportée à une reconstruction de l'association dans le cadre d'ajustements locaux. Il s'agit de produire une réalité empruntant à l'objet social défini par cette dernière tout en demeurant acceptable pour l'ensemble des acteurs, tant d'un point de vue pratique que social.
D'une façon générale, nous résumons une part importante de la performance du volontaire à sa capacité à faire émerger de l'hétérogénéité des logiques d'actions et des univers symboliques dans lesquels elles s'inscrivent, une réalité partagée. La problématique ainsi mise à jour peut tour à tour être rapprochée :
- du concept de réseau défini par Callon (1986). Il s'agit de mettre en réseau des objets et des acteurs à travers un travail de traduction des réalités construites à travers des engagements relevant de logiques différentes ;
- du concept de "monde" développé par Boltansky et Thévenot. Le projet constitue, dans cette perspective, en soi une "épreuve". Le développement se caractérise, contrairement à l'urgence, par une absence de principe supérieur commun. Partant de là, le volontaire doit tenter de trouver des arrangements et des compromis.
Nous faisons valoir l'idée que la construction du projet tend à se confondre avec la réalisation du processus implicationnel. Les relations que développe le volontaire à travers ses engagements constituent peu à peu un réseau susceptible de soutenir l'existence du projet.
Les différents types de convocations apparaissent, dans cette perspective, comme autant de façons d'intégrer les différents acteurs. Ils définissent des constructions s'appuyant sur des logiques relativement différentes.
Les contributions susceptibles d'être associées à chacun de ces différents modes de convocation de l'implication peuvent être situées le long d'un continuum allant de contre-performances notoires à des équilibres possibles. Le degré en fonction duquel le volontaire intègre un mode de convocation nous semble jouer un rôle particulièrement important dans le passage d'un pôle à l'autre de ce continuum. L'excès de certaines qualités peut, en effet, donner lieu à des dérives inappropriées aux enjeux du développement. La ténacité peut par exemple degénérer en intransigeance.
La nature des contre-performances et des équilibres spécifiques introduits par chacun des modes de convocation de l'implication peut être éclairée à travers une analyse s'appuyant sur certains des concepts proposés par Boltansky et Thévenot (1991).
Le pragmatisme.
Le pragmatique se situe dans un monde essentiellement industriel dans le cadre duquel il met les différents acteurs en interaction. La réalité partagée est dans ce cas d'ordre substantiel. Les acteurs agissent ensemble, tout en se réappropriant les résultats obtenus dans les termes caractérisant leurs propres mondes. Les populations peuvent ainsi intégrer le projet dans le cadre de transactions pendant que l'association du troisième âge qui la finance reste dans un monde civique. Dans ce cas, la signification du projet ne réside pas tant dans ses contenus spécifiques que dans le simple fait de travailler ensemble.
Une part importante de la valeur des contributions ainsi introduites réside dans la capacité du volontaire à favoriser, en marge des négociations portant sur les aspects technico-économique, l'investissement symbolique des acteurs, à défaut de quoi le projet ne peut véritablement exister. Les excès de ce mode résident dans des dérives consistant à ne plus prendre en considération que les aspects technico-économiques. Cette dérive peut être caractérisée par des attitudes autoritaires contribuant à l'efficacité du projet mais rendant le projet par ailleurs inacceptable pour les autres acteurs.
L'exclusivité accordée à l'organisation.
L'exclusif dans l'organisation choisit de clarifier les données et les enjeux du projet dans le monde de l'association : un monde le plus souvent civique. L'aptitude mise en jeu dans ce cas est la capacité du volontaire à traduire le sens du projet dans les cadres de références de ses différents interlocuteurs. La réalité du projet se concentre dans le monde de l'association, il s'agit de décliner ses valeurs et ses enjeux de façon à les rendre acceptables pour les autres. Le volontaire peut ainsi s'adresser aux donateurs en termes d'aide au développement et aux populations en termes de coopération.
Les excès de ce mode de convocation résident dans le fait de vouloir imposer l'intégralité du monde de l'association. Le volontaire risque alors de devenir trop intransigeant.
L'excluvité accordée aux populations.
Le volontaire s'impliquant de façon plus exclusive dans les populations se donne pour objectif de réintégrer ces dernières dans le réseau existant entre les acteurs occidentaux. Il peut ainsi tour à tour devenir leur porte-parole et leur interprète. Il tente de traduire le projet dans des termes à la fois compréhensibles et acceptables en leurs termes, tout en s'efforçant d'orienter le projet dans le sens de leurs intérêts. Là encore, ces derniers demandent à être au préalable reformulés dans des termes compatibles avec ceux du réseau.
Les excès de ce mode de convocation de l'implication résident dans une tendance à attribuer aux populations des besoins déduits des cadres de références sur lesquels s'appuie le réseau occidental et/ou, à l'inverse, dans une tendance à imposer les enjeux des populations sans traduction préalable.
Le conditionnel.
Le conditionnel construit son projet dans le monde de l'opinion. Sa démarche consiste à articuler des enjeux hétérogènes qu'il intègre en contrepartie de la légitimité que lui accordent ses interlocuteurs. La réalité du projet est, en quelque sorte, séquentielle, elle se résume à une somme de légitimités réparties dans des mondes distincts.
A l'excès, ce mode de convocation donne lieu à un projet dont la réalité n'est qu'illusion. Les participants croient partager la même réalité alors qu'en fait ils se projettent sur des sens et des actions différentes. Le projet n'existe vraiment qu'à travers un travail de reconstruction effectué par le volontaire de façon semblable à celle à travers laquelle il bâtit son identité. Il est ainsi appelé à recomposer une unité à partir de logiques d'action hétérogènes.
Le discernement.
Le discernement constitue le mode qui confronte le plus directement les enjeux et les actions des différents partenaires impliqués. Il les convoque tous simultanément et travaille directement sur les contenus. Il cherche à construire une réalité qui ait les mêmes substances et le même sens pour tous.
Les excès de ce mode de convocation résident dans le caractère parfois trop radical des arbitrages effectués. Le volontaire peut sacrifier une partie des attentes d'un acteur donné, alors que par un effort de traduction, il aurait pu les préserver. Il arrive, par exemple, qu'il s'oppose aux exigences quantitatives des financeurs parce qu'il les juge incompatibles avec la qualité du projet. D'autres admettent cette donnée en se la réappropriant et en lui donnant du sens. La qualité essentielle de ce mode de convocation, celle que nous valorisons est qu'il produit une réalité relativement plus dense que celle caractérisant les autres modes. Il construit un monde véritablement commun qui, bien que parfois plus réduit, se fonde sur les mêmes substances et les mêmes significations.
Dans cette perspective, la réalité du projet et l'implication se construisent conjointement. Le volontaire se définit à travers son projet. Ses engagements correspondent à la traduction de ce dernier dans le cadre des relations développées avec les différents acteurs. Réciproquement, le projet n'existe vraiment qu'à travers la réalité que le volontaire négocie avec les autres.
Chacun des modes de convocation apporte une réponse possible à l'hétérogénité caractérisant le monde du développement. Les contre-performances relevées sont, selon nous, le fruit de logiques trop marquées par l'un ou l'autre des modes. Les démarches les plus pertinentes nous semblent à l'inverse reposer sur des formes de mixité : le volontaire doit à la fois intégrer des mondes spécifiques (exclusivité), donner une substance au projet (pragmatisme), tout en gardant un minimum de flexibilité face aux exigences des différents interlocuteurs (conditionnel).
La valeur que nous accordons au "discernement" repose sur le fait que la réalité du projet passe, à un moment ou un autre, par la convocation simultanée des différents points de vue et des différents registres. L'enjeu est de passer d'une réalité construite de façon plus ou moins partielle et séquentielle à une réalité véritablement partagée. Cette construction implique des arbitrages à travers lesquels le volontaire renonce à une partie des réalités spécifiques à chacun des acteurs afin de préserver celles susceptibles d'être substantiellement, socialement (politiquement) et symboliquement acceptées par tous. Les éléments ainsi retenus constituent le coeur d'un projet dont la périphérie peut être étendue à travers les modalités définies par les autres types d'implication mis à jour.