Le processus implicationnel.
Le processus décrit dans ce chapitre explique les différences observées entre les formes d'implication, au départ signifiées et celles finalement adoptées, après quelques mois d'expérience. Il met aussi et surtout en évidence les différences existant au niveau de leurs propriétés : l'implication issue de ce processus est plus réaliste, plus congruente et plus complexe que l'implication anticipée. 1. Le volontaire construit son implication conjointement aux démarches qu'il effectue avant de partir. A travers les engagements qu'il développe dans ce cadre, il explicite au profit de qui il entend travailler. Il définit, ce faisant, le référentiel auquel il assimile la situation et précise le rôle qu'il aspire à jouer dans ce contexte. Il fait, entre autres, valoir l'utilité de sa démarche et tend, pour ce faire, à mettre l'emphase sur l'ampleur des besoins auxquels il va devoir répondre. 2. Une fois sur place, le volontaire tend à projeter, sur la situation, les conditions nécessaires à la réalisation de ses engagements anticipés. Il refoule les données dissonantes et consacre toute son énergie à la réalisation du projet. "Le nez sur le guidon", le volontaire évite de prendre du recul. Bien que ne maîtrisant pas encore totalement les données de la situation, il tient à faire ses preuves et à "garder la face" vis-à-vis d'interlocuteurs auxquels il cherche à faire partager le sens de sa venue : l'altruisme de sa démarche et le fait qu'il se sent concerné par leur pauvreté. 3. Après quelques mois de ce rythme effréné, et à l'occasion d'une baisse d'activité ou d'une maladie, le volontaire retrouve, tout à coup, du recul et prend conscience des décalages existant entre ses anticipations et les données de la situation. Il se laisse alors progressivement gagner par le doute. Il réalise qu'il était "à côté de la plaque" et que l'utilité de son travail reste très relative. Il sombre dans la confusion et "se demande ce qu'il est venu faire ici". Il n'est plus très sûr de vouloir rester. 4. Cette confusion est pourtant nécessaire, elle précède un recadrage, à travers lequel il pourra finalement s'ajuster à la situation. Une fois le deuil de ses anticipations achevé, le volontaire est prêt à reconstruire. Il se repositionne par rapport à une situation qu'il perçoit désormais sous un nouveau jour. L'engagement émergeant du processus implicationnel se différencie de l'engagement anticipé par au moins trois caractéristiques : son réalisme, sa congruence et sa complexité. Le réalisme se construit sur la base d'un principe de réalité, en vertu duquel, il a pu réfuter ses anticipations. Son implication étant plus congruente, le volontaire accepte plus aisément ses limites. N'ayant plus besoin d'autant refouler, il accède plus facilement à son "ressenti". Il se trouve désormais en phase avec son expérience vécue. Son implication est plus complexe. Son expérience le confronte à une multiplicité d'acteurs et d'aspects de la situation par rapport auxquels il se positionne. Il développe ainsi des engagements à la fois plus nuancés et plus nombreux. Tous ne sont pas "dérivés" du même engagement, ils constituent le plus souvent des construits indépendants dont la cohérence ne peut être systématiquement garantie. Le chapitre suivant questionne, entre autres, comment le volontaire "gère" ses multiples engagements et envisage, pour ce faire, différents types de convocation. Introduction. "Moi, je pars, c'est pour aider les populations à s'en sortir !" volontaire sur le point de partir Le "moi", apposé en début de phrase, constitue, suivant les régularités établies par la linguistique, un indicateur signifiant que le locuteur s'attribue, avec force, ce qu'il énonce. A travers cette phrase relativement courte, le volontaire signifie qu'il s'engage. Il promet, devant témoin, qu'il fera tout ce qui est en son pouvoir pour contribuer à ce dessein. Il précise, ce faisant la situation qu'il pressent : des populations ne parvenant pas vraiment à "s'en sortir". Il définit le rôle qu'il entend jouer : il sera "celui qui les aide". Il précise, encore, la finalité de son départ, le désignant ainsi comme une décision intentionnelle. Nous interprétons ce type d'engagement en terme d'implication symbolique. Mais, considérant la multiplicité des engagements que peut développer un même volontaire, notre terminologie se réfère aux différents engagements qui composent l'implication du volontaire par rapport à sa situation de travail. Nous avons déterminé "la façon dont ils se définissent l'un par rapport à l'autre et comment il prend en charge ses engagements". Nous envisageons, tout au long de ce chapitre, les différentes fonctions auxquelles peut contribuer cette activité, au fur et à mesure de l'expérience vécue par le volontaire. La situation dans laquelle se retrouve le volontaire : deux ans de volontariat en Afrique, n'est pas une situation prise en charge par les normes sociales qu'il a pu internaliser dans le cadre de son existence passée. Il ne dispose, a priori, d'aucun cadre de références capable de l'interpréter. Il n'a, de plus, dans ce contexte, aucune place attribuée, pour les populations il n'est qu'un étranger, plus précisément un "Blanc". L'implication symbolique et les engagements qui la composent précisent le rôle qu'entend jouer le volontaire dans le cadre d'un environnement, par là même, défini en termes de besoins. Elle a ici pour fonction de permettre à l'individu de se positionner par rapport à une situation sans commune mesure avec celles qu'il a pu connaître par le passé. Elle compense l'état d' "anomie" (Durkheim, 1895) dans lequel se retrouve le volontaire, en lui faisant, entre autre, office d'identité. L'hypothèse, ou plutôt la thèse, qui sous-tend le modèle théorique développé dans ce chapitre, est que la construction de l'implication symbolique constitue une activité vitale pour l'intégrité et l'opérationnalité du volontaire. De façon plus ou moins implicite, le volontaire attribue à ses engagements un caractère durable, pour ne pas dire définitif. Ce modèle vérifie cette durabilité et questionne, en particulier, la possibilité et les modalités de son changement. Ce changement s'avère, en effet, le plus souvent, nécessaire pour adapter ses anticipations aux réalités de la situation. Les sociétés occidentales perçoivent les pays du Sud comme des mondes en détresse, partant de là, elles considèrent que les associations humanitaires ont pour mission de les sauver. Le développement que vient leur apporter le volontaire, le progrès dont il est porteur doivent, dans cette perspective, leur permettre de sortir de leur misère, en les aidant à accéder à un niveau de vie plus décent. Le volontaire est, lui-même, très souvent imprégné de ce type de représentations. Notre modélisation du processus implicationnel montre qu'il "s'accroche" à cette vision et à la légitimité qu'elle lui confère, aussi longtemps qu'il le peut. Il peine, souvent, à admettre que les populations qu'il est venu sauver de la misère, ne sont, tout compte fait, pas complètement désespérées. L'arrivée de ce volontaire et de son projet les laisse, en effet, souvent, plus ou moins indifférentes. Les seuls à s'y intéresser sont ceux qui voient en lui, une source possible de profit. L'une des énigmes, parmi toutes les choses étranges que lui donne à voir la culture de ses hôtes, reste, sans doute, le fait qu'ils ne semblent pas vraiment vouloir se mobiliser autour de "son" projet. Ce manque d'enthousiasme lui apparaît d'autant plus étonnant que les avantages, que les innovations qu'il propose pourraient apporter dans leur vie quotidienne, lui semblent évidents. Le volontaire regrette, par ailleurs, souvent leur manque de reconnaissance vis-à-vis de sa contribution. Toutes les situations ne sont, certes, pas aussi marquées et certains projets, parce que leur utilité est plus évidente ou parce que la population est mieux disposée à les intégrer, reçoivent un accueil meilleur que d'autres. Nous considérons, cependant, que les réticences ou l'indifférences des populations constituent une tendance caractérisant, à des degrés divers, l'ensemble des projets de développement. Ces situations ne sont pratiquement jamais exemptes d'ambiguïtés et de contradictions et la gestion de celles-ci nous apparaît être l'un des principaux défis que doit relever le volontaire. Une implication relativement générale. Pour bien comprendre ce chapitre, le lecteur doit impérativement retenir que l'implication ici débattue est celle que le volontaire envisage en dehors de toute situation particulière. Elle se rapporte à la situation générale : à savoir les deux ans de volontariat en Afrique. Cette implication est celle que développe le volontaire lorsqu'il se retrouve dans le cadre de ce que nous désignons sous le terme de "méta-contexte". Il s'agit de contextes dans le cadre desquels aucun enjeu pratique ou social ne se joue, ce que peut dire ou faire le volontaire ne modifie pas directement le cours des événements. Dans ces contextes, le volontaire n'a pas véritablement besoin de maintenir son attention sur le présent, il peut élargir sa conscience à l'ensemble de la situation et mettre en perspective des événements passés, présents et à venir. Nous définissons ce type de contexte par opposition aux "problèmes" rencontrés dans la "situation présente" abordés dans le chapitre suivant. |
"... je vais pouvoir mettre mes compétences professionnelles au service des autres."
La décision de partir relève avant tout d'un élan. Partir pour un pays du tiers-monde, pour deux ans, ne relève pas d'une décision uniquement rationnelle, mais demande un minimum de désirs et de convictions. Partant de là, les volontaires ont parfois bien du mal à expliciter ce qui les pousse à partir.
L'envie de partir "J'ai rencontré une amie qui revenait de Thaïlande où elle avait travaillé neuf mois avec MSF, et je sais que le soir même... après avoir très peu discuté avec elle, parce qu'elle parlait très peu... elle disait à ce moment là que c'était pas facile de parler. Donc, c'était pas grand chose, mais il l'avait quelque chose qui émanait de son témoignage. C'est en imaginant ce qu'elle avait pu vivre, ce qu'elle avait pu retirer de cette expérience que ça a fait que une sorte de déclic." (un volontaire) "Ouais, c'était une envie de voyager mais aussi une envie de pratiquer une profession qui puisse vraiment aider les gens... Donc, je sais pas c'est au moins utile quelque part ! Et puis je sais pas je trouvais ça exaltant, marrant comme idée, je trouvais que c'était sympa... qu'il y avait une certaine reconnaissance par rapport aux gens, ..fin ça me plaisait quoi et puis j'ai toujours été en admiration devant les gens qui sont partis alors..." (un volontaire) |
Mais, sous la pression de l'entourage et des recruteurs, face, aussi, à l'incertitude et à l'inquiétude croissantes au fur et à mesure que le départ approche, presque tous les volontaires finissent par construire un discours, expliquant pourquoi ils partent et ce à quoi ils s'engagent.
1.1. Les circonstances du départ.
Indépendamment des diverses circonstances qui ont pu précéder, nous considérons l'existence de l'implication symbolique à partir du moment où l'individu se projette dans l'idée d'un départ à venir. Nous pouvons, rétroactivement, inclure dans cette implication les relations auparavant initiées avec un ou plusieurs des référentiels caractérisant cette future situation de travail. On peut par exemple, considérer l'image que le volontaire a pu, jusque là, avoir, au travers des médias, à propos de Médecins Sans Frontières, .
Certains volontaires disent avoir manifesté l'intention "d'agir" dès l'adolescence. Mais, quelle que soit l'ancienneté de ce projet, le premier pas fait dans le sens de sa réalisation constitue une étape fondatrice de l'implication. Même si nous reconnaissons à l'implication symbolique une valeur en soi, nous rejoignons Nuttin (1965) et Thévenet (1992) sur l'idée que la perspective d'une interaction d'ordre comportemental modifie considérablement les enjeux et les données de ce phénomène.
Ce premier pas correspond, généralement, à l'appel téléphonique ou à la lettre destinés à obtenir des renseignements sur les conditions d'un éventuel départ. Il est suivi, pour les trois associations étudiées, d'une ou plusieurs journées d'information, à l'occasion desquelles le volontaire découvre, de façon beaucoup plus précise, ce vers quoi il est en train de s'engager.
Les journées d'information marquent, symboliquement, le début d'une implication substantielle, mais aussi sociale et symbolique. L'implication sociale apparaît dans la mesure où ce premier pas est, le plus souvent, donné à voir à l'entourage. Celui-ci ne manque pas de lui demander de s'expliquer sur cet acte, tout en projetant sur lui un certain nombre de stéréotypes.
A l'issue de cette journée d'information, on remet au futur-volontaire, un dossier de candidature relativement étoffé. Ce dossier l'oblige à formaliser un certain nombre d'idées, alors qu'il est encore sous le coup de tout ce qu'il vient de voir et d'entendre.
Les critères de recrutement restent, à ce stade, principalement d'ordre pratique. Il s'agit d'éléments objectifs comme l'âge, les compétences et l'expérience professionnelle. Les questions plus "profondes" introduites dans le dossier, à propos, par exemple, des motivations, servent, quant à elles, de base à l'entretien.
L'entretien constitue, pour le volontaire, une occasion d'exposer et ce faisant, d'expliciter, en quoi consiste sa démarche : ce qui la motive et le sens qu'elle prend pour lui. Mais, compte tenu de l'enjeu de la rencontre, de nombreux volontaires se sentent, à des degrés divers, obligés d'adapter leur discours, en fonction de ce qu'ils pensent être les attentes de leur interlocuteur.
Une fois le volontaire sélectionné, il lui reste à effectuer la préparation au départ. Cette dernière étape du processus de recrutement se retrouve, à notre connaissance, dans toutes les associations humanitaires. Cette préparation dure de quelques jours à près d'un mois pour le SCD. Les enjeux qui lui sont assignés restent plus ou moins les mêmes, d'une association à l'autre : la connaissance des valeurs et du fonctionnement de l'association, la connaissance du développement ou de l'urgence, la connaissance du statut de volontaire, la connaissance des pays d'intervention. Les différences se situent au niveau de l'importance relative accordée à chacun de ces thèmes. Ces préparations intègrent une très grande diversité d'intervenants : anciens volontaires, universitaires, professionnels, responsables de l'association, ainsi qu'une très grande variété de méthodes : elles vont de l'exposé classique à des jeux de rôles intégrant des pédagogies novatrices.
L'utilité de ces préparations est très contestée par les salariés comme par les volontaires eux-mêmes. Nombreux sont ceux qui restent persuadés qu' "on peut s'en passer" ; la preuve étant qu'avant, elles n'existaient pas. Les services des Ressources Humaines croient, quant à eux, à leur utilité.
C'est ainsi que le volontaire passe un certain temps "en train de partir". Cette phase implique différentes facettes :
- le fait de quitter l'entourage, la famille et les amis. Il s'agit pour le volontaire de leur faire comprendre sa démarche et de négocier un acte parfois différent de ce qu'ils attendaient de lui. Il est très important pour le volontaire de se sentir compris et encouragé, cela lui donne confiance par rapport à une démarche dont il n'est jamais totalement sûr. Son entourage reste, par ailleurs, pour lui, un ancrage important : durant son expatriation, le volontaire sait que quelque part des gens pensent à lui et savent qui il est ;
- le fait de rejoindre l'association. Il la découvre peu à peu. Il se fait une idée du milieu dans lequel il va évoluer, à travers les informations qui lui sont transmises, mais aussi par rapport à ce qu'il perçoit de ses interlocuteurs. Dans ce cadre aussi, il cherche à développer cette nouvelle identité à laquelle il aspire.
Nous revenons sur le recrutement et la préparation au départ dans le chapitre 10. Nous retenons, pour l'instant, l'idée que, parallèlement aux collègues, aux amis et à la famille, les recruteurs et les formateurs obligent le volontaire à formaliser un discours sur ses motivations et sur la façon dont il envisage sa future situation de travail. Ils l'amènent, ce faisant, à développer des éléments d'implication. Cette implication est, avant tout, sociale mais elle est susceptible d'interférer avec l'expérience vécue sur laquelle se fonde l'implication symbolique. Cette dernière s'avère, en tout cas, au moment de partir, déjà bien aboutie. Les entretiens que nous avons effectués à l'issue de la préparation au départ montrent des volontaires ayant une idée relativement précise de leur future situation de travail : ils savent ce qu'ils veulent faire, avec qui ils veulent le faire.
Des anticipations relativement abouties. "Moi, j'imagine bien les choses mais il faudra que je sois patient. Il ne faut pas que j'arrive tout frais moulu. Il ne faut pas que je crois que je vais organiser en quinze jours les choses comme je veux les voir. Je me donne six mois pour proposer. C'est seulement comme ça que je pourrai vraiment aider les gens." "Mon action sur place je la vois dans un rôle éducatif, dans le sens de donner de l'espoir." (volontaires avant le départ) |
1.2. Les fonctions de l'implication symbolique durant la phase d'anticipation.
1.2.1. La réduction des incertitudes.
"Tu sais ce que tu laisses mais tu sais pas ce que tu vas trouver là-bas." (volontaire)
Cette perspective de départ introduit une sorte de rupture avec le cours "normal" des événements. Le volontaire s'oppose, et c'est là, pour certains, une partie du sens donné à la démarche, au scénario "classique" auquel il se destinait. Les choix qu'il aurait eu à faire, s'il n'était pas parti, seraient restés à l'intérieur d'un ensemble d'alternatives relativement prévisibles. Il aurait très certainement cherché un travail et aurait éventuellement fondé une famille. Le départ du volontaire implique ainsi, entre autres, l'abandon d'un destin relativement bien balisé, pour une voie caractérisée par l'inconnu et les incertitudes.
L'incertitude concernant ce que la situation "permettra d'exprimer". "Je me permets d'avoir l'action que j'ai, parce que je crois en certaines valeurs. Je crois en quelques valeurs fondamentales qui sont universelles. Là où ça m'inquiète, c'est qu'au moins ils me permettent d'exprimer ça." |
Le départ le met face à un avenir dans lequel il est a priori difficile de se projeter. C'est pourtant ce que tentent de faire tous les volontaires. Ils cherchent à savoir : ils sont ouverts à toute information touchant de près ou de loin la situation qu'ils s'apprêtent à rejoindre.
Les différentes étapes qui composent le processus de recrutement constituent des sources d'informations estimables. Elles amènent le volontaire à prendre connaissance de certains aspects de la situation de travail proposée et, à l'issue de ce parcours, le volontaire est normalement en possession de tout ce qu'on peut savoir avant de partir. Mais ces informations ne lui permettent pas vraiment de saisir la réalité à laquelle il sera confronté.
Ces étapes précédant le départ constituent, par ailleurs, des expériences en tant que telles. Le futur volontaire ne se limite pas à enregistrer les informations, mais réagit affectivement et moralement. Ses réactions portent sur les contenus qui lui sont présentés, mais, aussi, sur ce qui lui est donné à voir. Dans cette perspective, les anciens volontaires représentent l'association et constituent, pour lui, des incarnations de l'expérience à laquelle il aspire.
Le volontaire intègre ces éléments dans le cadre de l'implication symbolique qu'il développe par rapport à sa future situation.
1.2.2. La justification des investissements effectués.
Le départ constitue un investissement incertain. Nous le caractérisons aussi par son irréversibilité, dans la mesure où une partie des coûts engagés reste irrécupérable.
Les motivations qui poussent le volontaire à partir peuvent être reliées à la notion de choix (S. Michel, 1989), le volontaire consacre une part importante de son énergie à remplir les conditions requises pour être sélectionné. Il investit aussi certaines ressources matérielles dont il dispose (ex. vendre sa voiture) ainsi que des ressources immatérielles comme l'estime de soi.
En l'occurrence, le coût du départ varie considérablement d'un volontaire à l'autre. Celui-ci constitue, pour certains de ceux qui partent dans le cadre du Service National, une opportunité sans contrepartie. Pour d'autres, comme ceux qui démissionnent de leur travail, ceux qui laissent en France un conjoint, ceux qui résilient leur bail, ceux qui vendent leur maison, ceux qui reportent à plus tard la fin de leurs études, le départ implique des coûts relativement importants. Dans les faits, le volontaire n'investit pas tout ce qu'il possède dès la première étape et cette irréversibilité est progressive. Certains investissements marquent cependant un point de retour particulièrement difficile.
Ces coûts ne sont, en effet, pas tous immédiatement récupérables. Les futurs volontaires qui renoncent en cours de route risquent ainsi de se retrouver à devoir rechercher un travail, un appartement, une voiture, etc.. et pour ceux qui ont interrompu leurs études, il est parfois trop tard pour se réinscrire.
Parallèlement à ces éléments de nature matérielle, le volontaire effectue également des investissements immatériels. Il peut, par exemple, relier son "estime de soi" à cette expérience. Le volontariat prend alors la forme d'un défi. Comme le souligne Argyris, la possibilité d'un succès renforçant l'estime de soi repose sur l'éventualité d'un échec. Nous avons constaté que la plupart des futurs volontaires investissent, de la sorte, leur départ : ils veulent voir ce qu'ils valent vraiment.
Le départ comme un défi. "Pour moi, c'était pas juste une expérience comme ça, c'était pas non plus une sorte de test pour la suite. Non pour moi, mon projet, c'était déjà quelque chose... quelque chose en soi." (volontaire) "Je me sentais déterminée : au moins six mois, après on verra." (volontaire) "Ouais, de toute façon, je voulais le faire, je crois que si je le fais pas, je le regretterai toute ma vie et même si ça me plaît pas, je serai content de l'avoir fait." (volontaire) |
Pour les futurs volontaires, ne pas partir constitue un renoncement qu'ils vivent comme un échec. Nous croyons qu'il s'agit là, d'une crainte qui pousse certains futurs volontaires à partir, en dépit de leurs doutes. .
C'est ainsi que l'analyse de ce comportement ne peut se limiter aux difficultés pratiques rencontrées. Il faut aussi et surtout considérer la charge psychologique dont il est investi. Le départ constitue surtout un combat pour repousser des normes, plus ou moins internalisées suivant les cas, qui s'opposent à un projet qui n'apparaît, de prime abord, pas raisonnable.
Un engagement réversible ? "Là, une fois de plus, je me suis dit : "Je m'en fous, si ça marche pas je rentre, je démissionne.""(volontaire) |
Tout volontaire peut bien évidemment arrêter et faire machine arrière. Mais, même face aux doutes et aux difficultés, il hésite, et rares sont ceux qui finissent par interrompre leur démarche. Il apparaît que les investissements évoqués introduisent des formes d'irréversibilité. Ils ne sont pas tous immédiatement récupérables et leur "rentabilité" s'inscrit, en effet, à moyen et long terme.
1.2.3 La réappropriation du sens de l'action.
1.2.3.1. Les "relations".
Le futur volontaire donne à voir à ses collègues, à ses voisins et, d'une façon générale à l'ensemble de ses "relations", un désir de partir. Cette démarche n'est, socialement, pas ordinaire. Elle se différencie du scénario classique consistant, une fois ses études finies, à rechercher un emploi, avec, entre les deux, pour les garçons, le Service National.
Cette démarche "marginalise" quelque peu le volontaire. Ce terme, sans doute un peu fort, signifie simplement que celui-ci se différencie de ce que font la plupart des gens, ce qui tend à attirer sur lui l'attention des autres. Ce comportement le classe souvent, compte tenu des normes des groupes sociaux dans lesquels il s'inscrit, comme plus ou moins atypique. D'une façon générale, cet acte fait l'objet d'une forte "publicité", (Pfeffer & Salancick, 1978) : il est repéré et questionné.
Les "autres" ne sont pas immédiatement en mesure d'interpréter un tel acte. Celui-ci les interpelle, les surprend et ils se demandent de quelles intentions il retourne. Mais, bien que surprenant de la part de celui qu'il pensait connaître, ce comportement fait néanmoins l'objet de stéréotypes : "quelqu'un qui cherche à partir est quelqu'un de particulièrement généreux, quelqu'un qui se sacrifie pour sauver les populations en détresse".
Le volontaire est ainsi rapidement tenu de s'exprimer, soit pour confirmer "l'étiquetage" (Becker, 1963) dont il fait l'objet, soit pour s'en démarquer. Il peut :
- tenter de s'expliquer sur ses véritables "motivations", préciser ce que cette démarche signifie vraiment pour lui, au risque, cependant, de déstabiliser ses interlocuteurs et de ne pas être compris ou, pire, mal compris. Certains volontaires témoignent avoir fait l'objet de railleries de la part de personnes qui ne comprenaient pas. "il va travailler pour les nègres".
- confirmer de façon plus ou moins implicite le stéréotype afin de ne pas rentrer dans des débats jugés "inutiles". "...J'ai laissé tombé, de toute façon ils auraient pas pu comprendre."
Les volontaires retenant la première alternative trouvent ainsi l'occasion de s'exercer à un discours en cours de formalisation. Ce public auquel ils n'attachent pas, forcément, beaucoup d'importance et qu'ils ne côtoient pas en permanence, leur permet de tester certains propos sans que cela ne prête à conséquence.
1.2.3.2. La famille.
L'intimité qui peut caractériser ce second contexte situe le sens produit à mi-chemin entre implication sociale et implication symbolique. Le stéréotype du bienfaiteur, par exemple, vaut sans doute pour les "relations", mais n'est pas forcément applicable aux proches. Les préoccupations de ces derniers se situent à d'autres niveaux.
Un grand nombre de volontaires témoignent de l'incompréhension qui a entouré leur départ, ce même lorsqu'ils avaient, depuis longtemps, manifesté leur désir de partir. Leur proches n'y croyant pas vraiment, se trouvent, finalement, déstabilisés par cette décision. Ce comportement ne cadre pas toujours et même, d'après la population étudiée, rarement avec ce que la famille du volontaire pouvait attendre de lui. Ces attentes ne relèvent, à l'évidence, pas seulement de la raison, elles touchent à l'affectif et aux valeurs.
Des difficultés pour faire comprendre sa démarche. Rachel nous explique que sa mère ne comprenait pas qu'elle parte, qu'elle décide comme ça de s'installer loin de chez eux et de ne plus la voir. Sa mère lui en voulait de la quitter et refusait de savoir quoi que ce soit. Yves regrette que sa famille ne comprenne pas son choix. Elle lui reproche de ne pas être raisonnable. Pour elle, il va perdre son temps, il ne sera pas payé et peinera, par la suite, à retrouver un emploi. |
La "nature" de cet entourage n'est pas toujours d'ordre social. Il peut même, dans certains cas, présenter les caractéristiques d'un "méta-contexte" : la famille permet des formes d'intimités, dans le cadre desquelles le volontaire peut être lui-même. Il peut alors s'efforcer de lui faire comprendre le "véritable sens" de sa démarche.
1.2.3.3. L'irréversibilité sociale.
Qu'il s'agisse de la famille ou des "relations", le volontaire est obligé d'assumer le caractère atypique de sa démarche. Si certains apprécient particulièrement cette publicité faite autour de leur comportement, d'autres se retrouvent plutôt embarrassés par la situation. Car, en effet, contrairement au stéréotype, la majorité des volontaires sont en fait des "gens ordinaires", bien intégrés dans la société. Cette différenciation sociale représente, pour certains, un coût important. Mais, quel que soit le poids de l'implication sociale, autrement dit de l'importance accordée à la façon dont les autres perçoivent sa démarche, celle-ci introduit des éléments d'irréversibilité qui viennent s'ajouter aux autres investissements.
Ayant, avec plus ou moins de difficultés, réussi à faire admettre à son entourage la réalité de son projet de départ, le futur volontaire se voit désormais attribuer une nouvelle identité. Le départ implique ainsi le renoncement à l'identité passée et à la place jusque là occupée, ce de façon plus ou moins irréversible.
Si jamais, il décidait, finalement de ne pas partir, il resterait, sans doute, encore longtemps "celui qui a un jour voulu partir", "celui qui a un jour voulu faire différemment et mieux que les autres" et "celui qui finalement s'est "dégonflé".
Ce risque est largement intégré par les volontaires. Certains souffrent de cette pression, d'autres prennent leur entourage à témoin dans le cadre du défi qu'ils se lancent. Dans les deux cas, le regard des autres s'ajoute aux coûts d'opportunité d'un éventuel renoncement.
Cet engagement dans le processus de recrutement, ces premiers pas vers l'expérience de volontaire constituent un investissement d'un double point de vue :
- les résultats sont incertains, le volontaire ne sait pas exactement quelle situation il trouvera ;
- cet engagement implique des coûts matériels, immatériels et sociaux dont certains sont irrécupérables.
L'investissement effectué doit être évalué par rapport non seulement aux efforts qu'il demande, mais aussi par rapport aux coûts d'opportunité d'un éventuel renoncement. Nos discussions avec certains futurs volontaires, à l'occasion des stages de préparation au départ, nous laissent penser que, face à des sentiments partagés, ces multiples pressions peuvent faire la différence. Certains semblent trouver, dans la peur de ce qu'il considéreraient d'ores et déjà comme un échec, la force de partir "quand même", malgré les doutes.
Face à ce contexte fait d'incertitudes et de marges de manoeuvre de plus en plus réduites, l'implication symbolique a pour fonction de permettre au volontaire de se réapproprier le sens de sa démarche :
- elle lui permet de réduire les incertitudes, en anticipant les relations qu'il va pouvoir vivre ;
- elle contredit les différentes formes d'irréversibilité évoquées, en conférant au départ un caractère intentionnel.
Le volontaire reprend le contrôle de la situation, en tout cas pour ce qui est du niveau symbolique, en s'attribuant une partie du locus de contrôle (Heider, 1944).
1.3. Les contenus de l'implication symbolique.
1.3.1. Une sélection des énoncés les plus justes.
L'implication symbolique peut être définie comme la formalisation et la mise en lien d'un certain nombre de contenus relatifs à l'image de soi, à l'image de la situation et à l'image des relations existant entre les deux. Ces activités se font principalement dans le cadre du discours (Glady & Valéau, 1996). Ce discours est parallèlement à cet enjeu, adressé à toute sorte d'entourages.
Les demandes des "relations", de la famille et des représentants de l'association, en terme d'explicitation de la démarche, constituent, du point de vue de l'implication symbolique, à la fois une contrainte et une opportunité.
Il s'agit d'une contrainte parce qu'elles amènent le futur volontaire à formaliser son positionnement de façon quelque peu prématurée. Elles l'amènent, qui plus est, à intégrer des pressions qui menacent de l'écarter de ce qu'il ressent vraiment. Le contexte social dans le cadre duquel il s'exprime soumet son discours à une sorte "d'effet de halo".
Il s'agit d'une opportunité parce qu'elles l'obligent à formaliser la façon dont il se positionne par rapport à ce départ, sans que rien de ce qui est dit ne soit véritablement irréversible, tout au moins en ce qui concerne l'implication symbolique. Ces discours prononcés en public sont autant d'occasions d'expérimenter de nouveaux arguments et d'affiner les précédents.
L'implication symbolique et l'implication sociale coexistent au sein des mêmes discours et interfèrent souvent l'une sur l'autre. Mais, bien que s'exprimant par l'intermédiaire d'apparences semblables, nous considérons qu'il s'agit de phénomènes fondamentalement distincts.
L'implication sociale correspond au sens que l'individu pense que les autres donnent à sa démarche. Elle répond à des besoins d'insertion dans les contextes sociaux. L'implication sociale est, davantage et plus systématiquement que l'implication symbolique, soumise aux aléas des différents contextes et tend à s'adapter à l'interlocuteur. Partant de là, nous la considérons comme un ensemble de positionnements "on line", c'est-à-dire un ensemble de positionnements en permanence réactualisés en fonction des données du contexte.
L''implication symbolique correspond quant à elle à la façon dont l'individu se définit par rapport à une situation. Elle touche à des niveaux cognitifs tout en mettant en jeu des éléments d'image de soi. Nous cherchons à démontrer, à travers, ce chapitre, qu'elle se caractérise par une tendance à demeurer relativement stable, d'un contexte à l'autre, ainsi que dans la durée.
Ces deux formes d'implication interagissent l'une sur l'autre. Ce que dit l'individu dans le cadre de l'implication sociale peut influencer ce qu'il pense dans le cadre de l'implication symbolique, en particulier lorsque sa construction n'est pas encore achevée. A l'inverse, ce que l'individu pense, dans le cadre de l'implication symbolique, peut influencer ce qu'il dit, en dépit des pressions exercées par son interlocuteur.
L'individu, en l'occurrence le volontaire, n'en reste pas moins, en temps normal, capable de faire la part des choses entre le "monde social" et le "monde intime" (Nuttin, 1965). La confusion entre les deux étant, généralement, présentée comme problématique voire pathologique (Pailot, 1995)
Partant de ces différents éléments, nous considérons que l'implication symbolique se construit suivant un processus cumulatif dans le cadre duquel l'individu intègre les expressions de son discours qui :
- d'une part, concordent le mieux avec ce qu'il ressent ;
- d'autre part, lui conviennent le mieux à la fois en termes d'image de soi et d'image de la situation.
Tout comme l'attitude conçue par Pratkanis et Turner (1994), elle prendrait la forme d'une représentation cognitive, dans laquelle le volontaire stockerait en mémoire les énoncés les plus satisfaisants, dans le cadre d'une structure intégrant différents niveaux de contenus.
1.3.2. Le contenu des engagements : au profit de qui le volontaire entend travailler.
"...avant tout, je bosse pour MSF." (volontaire)
Les engagements qui composent l'implication du volontaire peuvent être présentés comme la prise en charge des enjeux des acteurs auxquels ils se destinent. Leurs contenus peuvent, également, être interprétés par rapport aux différentes fonctions que nous venons d'évoquer.
Les engagements peuvent être conçus comme des représentations permettant au volontaire de percevoir, ou plutôt d'imaginer, la situation à venir. Le volontaire extrapole, dans ce cadre, les quelques informations dont il dispose avant le départ (Piaget, 1971).
La situation par rapport à laquelle se positionne le futur volontaire est, généralement, la situation dans son ensemble : les deux ans de volontariat qu'il s'apprête à effectuer en Afrique. Cette unité relativement large répond aux besoins cognitifs du volontaire en fonction d'opportunités et de contraintes de la situation actuelle :
- cette situation est définie par des frontières spatio-temporelles relativement objectives. Elle commence au moment où le volontaire quitte la France et s'achève à son retour ;
- la période ainsi définie se situe dans un espace qui n'est, dans la plupart des cas, pas connu de façon précise. La situation appréhendée reste souvent, compte tenu du manque d'informations spécifiques et détaillées, relativement générique. Le volontaire part quelque part en Afrique, de préférence dans un village.
La situation ainsi définie correspond à la perception que peut en avoir le volontaire, depuis la France. A ce stade de son parcours, l'Afrique et le développement constituent encore pour lui des idées relativement vagues et générales.
L'interprétation des engagements en terme d'implication renvoie finalement à la relation. Le volontaire ne se contente pas d'évoquer la situation, il se positionne et se définit par rapport à elle. Il anticipe les relations qu'il pourra avoir avec elle et l'imagine en fonction de ce qu'il pourra faire. Autrement dit, il réactualise dès à présent son image de soi en fonction de ce qu'il sera dans ce contexte .
Pratkanis et Turner (1994) distinguent à propos de l'attitude, une version résumée à vocation pratique et une version développée argumentant les points de vue exprimés dans ce cadre. Dans le cas de l'implication symbolique des volontaires, la situation est souvent rapportée à un référentiel spécifique, celui-ci qui se détache de l'ensemble des données perçues. C'est par rapport à ce référentiel que le volontaire se positionne lorsqu'il envisage la situation. Il résume ce que représente, pour le volontaire, la situation à venir.
Le volontaire part, a priori, pour travailler. Il s'agit là de l'un des principaux éléments valorisés par l' "engagement moral" officiel. Le volontaire se réapproprie cette obligation à travers des engagements plus personnels. Il spécifie au profit de quels référentiels il entend travailler.
La plupart d'entre eux définissent leur future fonction en référence à l'utilité que leur travail représente pour le référentiel retenu. Le volontaire devient ainsi, suivant les cas, le sauveur, celui qui aide, le professionnel, le mandataire des donateurs, un membre de l'association. Cette utilité lui permet de prendre place dans la situation, de s'inscrire dans le système.
Cette utilité se définit par rapport à un besoin. Les aspirations du volontaire à ce niveau tendent à orienter le sens donné au référentiel. Le volontaire peut, par exemple, souhaiter (inconsciemment) que les populations, auprès desquelles il s'apprête à intervenir, soient très pauvres. Il s'agit là d'une "croyance" à laquelle le volontaire est très attaché.
Une demande plus forte. Certains volontaires entendent partir... "...dans un pays où ils voient pas des infirmières à chaque coin de rue comme en France. Tu fais pas une rue en France sans trouver quatre médecins, trois kinés, cinq infirmières." (volontaire) |
Les engagements ne constituent pas seulement une anticipation de la situation à venir, ils participent également à la définition de la situation présente. Ils donnent un sens au départ. Ils précisent ce vers quoi part le volontaire et justifient, ce faisant, "pourquoi". Les engagements font, en effet, le plus souvent office de motivations.
Ces motivations signifiées doivent être suffisamment intenses pour justifier, aux yeux des autres comme aux siens, un tel investissement. Certains font, dans cette perspective, valoir une volonté de se sacrifier pour sauver ne serait-ce qu'une vie. Il s'agit, pour le volontaire, comme le souligne Pearce (1995) à propos des bénévoles, de s'attribuer une implication intrinsèque à la hauteur du locus de contrôle (Heider, 1944) que lui confère, de façon plus ou moins objective, la situation.
Le futur volontaire subit, par ailleurs, des pressions sociales l'encourageant à mettre en avant certaines formes d'altruisme. Ces pressions tendent, dans certains cas, à biaiser ses anticipations : au lieu d'envisager comment les choses risquent effectivement de se passer, le futur volontaire positionne son départ par rapport aux données de la situation présente. L'implication sociale tend alors à prendre le dessus sur l'implication symbolique. La plupart des volontaires intègrent, ainsi, à des degrés divers, ces représentations sociales et font valoir un minimum d'altruisme.
Une partie d'entre eux fait, parallèlement, valoir des éléments de rétribution : ils vont échanger, découvrir une autre culture, acquérir de nouvelles compétences. Ces rétributions ne s'opposent pas, selon eux, à l'implication intrinsèque, elles viennent s'y ajouter. Elles leur permettent, en tout cas, de réduire la pression mise sur les motivations altruistes. Certains vont même jusqu'à préciser que "c'est 50 % pour aider et 50 % pour me faire plaisir". D'autres, très rares, coupent court aux attentes sociales en affirmant qu'il y vont avant tout pour leur plaisir.
Les opportunités et les contraintes relatives au locus de contrôle que les volontaires ont à prendre en charge, dans le cadre de leur départ, ne sont pas les mêmes pour tous. Ceux, pour qui le volontariat constitue une alternative au service militaire, sont ainsi confrontés à une situation relativement différente de celle des autres volontaires.
Opportunités et contraintes du locus de contrôle attribué. Pour celui qui se retrouve face au Service National, le volontariat constitue une opportunité à tout point de vue : non seulement il part, dans la plupart des cas vers quelque chose qui le motive en tant que tel, mais en plus, il se libère des obligations militaires, celles-ci constituant pour beaucoup une motivation négative très forte. De ceux qui viennent pour ne pas faire le service militaire à ceux qui y renoncent pour partir, tous les cas de figures sont envisageables. La plupart des volontaires entrant dans ce cas de figure tiennent à revendiquer la double opportunité, c'est-à-dire faire quelque chose de motivant tout en se libérant d'un service qu'ils n'auraient pas aimé faire. Même si le service militaire dure dix mois et que le volontariat doit durer, pour être libéré définitivement de ces obligations, seize mois, il reste, à leur égard une sorte de suspicion de la part des autres volontaires. Ils sont supposés "moins motivés". Ce cas de figure atteste que l'implication sociale se réfère à ce que donne à voir le comportement, au moins autant qu'au discours du volontaire. En l'occurrence, le départ représente pour ces volontaires un investissement relativement moins coûteux et demande de ce fait moins de motivations. De la même façon, pour d'autres, le départ représente une issue possible à une situation de chômage trop longue. Pour d'autres, par contre, le départ constitue un sacrifice, le sacrifice d'une ancienneté et d'un emploi. Les associations et les volontaires font valoir les avantages qu'ils en retirent pour justifier le choix, avantages présentés comme objectifs. Dans un cas comme dans l'autre, le fait d'être moins tenu de faire valoir un fort altruisme n'est pas sans contreparties. Compte tenu de la suspicion qui pèse sur eux, ils souffrent de ne pas pouvoir faire valoir les motivations qu'ils ressentent. C'est ainsi qu'une bonne partie d'entre eux commence nos entretiens par dire qu'ils sont VSN mais qu'ils sont "vraiment" motivés. La question à laquelle ils répondent d'eux mêmes est de savoir s'ils seraient quand même partis, s'il n'y avait pas eu cette obligation. La plupart, admettent l'obligation militaire comme un facteur ayant contribué au passage à l'acte. |
Conclusion sur la phase d'anticipation.
Les engagements anticipés sont finalement relativement homogènes : ils se destinent aux populations, aux pays ou à l'association. Il s'agit le plus souvent d'engagements socialement et personnellement acceptables.
La plupart convergent sur l'idée d'aide et d'utilité. Ils nous semblent ainsi répondre aux incertitudes et aux formes d'irréversibilité pratiques et sociales qui pèsent sur l'investissement effectué. Les engagements fondent une part importante de la légitimité de la démarche, ils substituent aux incertitudes, la force de la conviction.
Bon nombre de futurs volontaires font cependant valoir des motivations plus personnelles. Celles-ci ouvrent sur une démarche plus légère et plus facile à assumer. Pour les autres, ceux qui vont "se sacrifier", on observe une tendance à revendiquer haut, fort et souvent leur altruisme. Ce besoin de réaffirmer, sans cesse, le sens de sa démarche reflète, peut-être, de fortes convictions, mais il exprime, sans doute, parfois un besoin de se rassurer par rapport aux doutes et au malaise ressentis face à une démarche apparaissant, par certains aspects ambiguë.
Le départ s'inscrit, selon nous, dans le cadre d'un élan fondé sur des motivations profondes mêlant désirs et normes. Nous considérons les motivations signifiées au départ comme le sens donné à la démarche, nous les assimilons à l'implication symbolique. Ce sens mêle conformisme social et réflexion personnelle. Il se construit et se parfait au fur et à mesure des discours, mais, paradoxalement ceux qui présentent les certitudes les plus fortes ne sont pas forcément les plus avancés.
2.1. Les circonstances des premiers mois : des volontaires rapidement opérationnels.
La veille de son départ, le volontaire reçoit, en même temps qu'il remplit un certain nombre de formalités administratives, un dernier briefing . C'est, dans la plupart des cas, à ce moment seulement que l'association est en mesure de lui préciser la nature et les objectifs de sa mission. Les responsables qu'il rencontre lui confient des informations toutes plus importantes les unes que les autres. Mais il n'est pas vraiment en mesure de les assimiler, il est déjà en train de partir. Il est pris par toutes sortes de sentiments qu'il ne formalise pas complètement : il est inquiet et, en même temps impatient. Il sait qu'il est sur le point de partir, mais il ne parvient pas à "réaliser" ce que cela signifie "vraiment".
En sortant de l'avion, il se trouve soudainement enveloppé par la chaleur souvent humide de ces pays. La douane passée, il se retrouve tout à coup projeté dans une incroyable cohue. Il est assailli de toute part par des gens qui lui proposent de porter ses bagages ou de le conduire à son hôtel.
Le novice est, en effet, très rapidement repéré à son air inquiet. Il est très sollicité car il constitue une proie facile : sa méconnaissance des prix pratiqués, son manque de savoir négocier associé au fait qu'il est quelque peu déstabilisé font qu'il payera parfois jusqu'à vingt fois le prix de la prestation proposée.
C'est à ce moment qu'apparaît le responsable de l'association venu le chercher. Celui-ci l'emmène hors de la foule. Le volontaire se retrouve alors dans le silence et la fraîcheur d'un 4x4 climatisé. Seule persiste la vision d'un décor qui lui semble irréel.
Le responsable de l'association est chaleureux et accueillant, il cherche à le mettre à l'aise. Une conversation relativement banale permet de faire connaissance, mais l'attention du volontaire est dehors, dans la rue.
Le volontaire est littéralement submergé. Au fait que tout est nouveau s'ajoute ce qui apparaît à l'occidental comme une incroyable cohue :
- des véhicules de toutes sortes : des camions, des voitures, des charrettes de toutes les époques (avec cependant une majorité de "305 Peugeot" blanches pour les pays francophones et de taxis de type londonien pour les pays anglophones) ;
- des individus allant et venant dans tous les sens, transportant tous quelque chose : une volaille, une armoire, des poutres, des tissus ;
- des bâtiments aux architectures de tous styles, de la cabane à l' "Hôtel Continental". Les étals des boutiques débordent dans la rue, donnant l'impression d'un gigantesque marché. Autour des quelques éléments modernes, que le volontaire ne manque pas de repérer, s'accumulent toutes sortes d'anachronismes mêlant des époques très différentes.
De l'émerveillement au cauchemar, cette submersion procure des sensations différentes d'un volontaire à l'autre. Une impression semble cependant faire l'unanimité : la sensation d'extériorité. Ils ressentent une sorte de distance, qui fait que tout cela n'apparaît pas tout à fait réel. Les images ne sont, affectivement, moralement et cognitivement pas, ou peu, investies : tous ces gens estropiés et malades, tous ces enfants malnutris les laissent presque indifférents.
Ce premier pas dans l'univers africain, à l'intérieur d'une voiture moderne et accompagné d'un semblable permet un aperçu, tout en préservant une distance rassurante. Le volontaire est ensuite installé dans sa chambre, avant d'être, le soir, convié au restaurant, un restaurant le plus souvent relativement luxueux. Il s'agit souvent d'un endroit où les volontaires ont l'habitude d'aller, un endroit où il reviendra.
Le lendemain, le nouveau volontaire se voit présenté l'ensemble des gens travaillant "en capitale" : les salariés expatriés, les salariés locaux et les volontaires affectés à des fonctions administratives. Il rencontre son prédécesseur et/ou d'autres personnes qui lui décrivent l'endroit où il va travailler, le préviennent de certains risques et lui parlent des gens qu'il va rencontrer. Ces informations, à l'instar de celles qui lui sont communiquées avant le départ, ne sont pas toutes, complètement, intégrées. Elles alimentent, cependant, ses anticipations soit du côté des aspirations, soit du côté des craintes.
Le volontaire reste ensuite plus ou moins longtemps en capitale, avant de rejoindre son projet. Il réside, pendant tout ce temps, à la "case de passage". C'est là que se retrouvent les volontaires lorsque, pour une raison ou pour une autre, ils sont amenés à rencontrer les responsables de l'association. Les rencontres avec ces volontaires expérimentés sont l'occasion d'apprendre quantité de choses sur la situation qui l'attend.
L'adaptation du nouveau volontaire est, ainsi, facilitée par les autres volontaires. Ceux-ci par leur façon de se comporter, de parler et de s'habiller lui montrent à quoi ressemble un volontaire ayant séjourné depuis longtemps en Afrique.
"Signes extérieurs" d'adaptation. "Au début, c'est marrant, tu vois les volontaires, ils ont cette façon particulière de parler, tu sais un peu africaine et surtout un peu lente. Maintenant, je trouve ça un peu ridicule mais quand je suis arrivé, ça me paraissait génial. Et alors, j'essayais de parler pareil. (rires) Et après quelques jours, tu vois, je m'en sortais pas trop mal, quoi. " Cette façon de parler constitue l'un des premiers signes extérieurs d'intégration. Celle-ci s'inspire de la façon de parler des Africains tout en restant très spécifique. C'est une façon de parler très lente intégrant de nombreuses expressions locales. Il semble qu'il s'agisse d'une sorte de synchronisme avec les Africains, d'ordinaire moins stressés que les Européens. C'est en tout cas la façon, des volontaires, d'être "à l'aise". Le nouveau volontaire acquiert très vite ces quelques signes ; il cherche à se socialiser le plus rapidement possible, afin de ne plus être considéré de la sorte. Les autres volontaires, en particulier les derniers arrivés, lui racontent "comment les choses fonctionnent". "Bon, maintenant ce que je côtoie, ouais c'est le même langage, c'est le même langage, mais pas au début. Mais moi maintenant après toutes mes missions quand je vais à Paris, j'ai le même langage avec les gens d'expérience." "Jacques vient d'arriver à Bamako. Le lendemain de son arrivée, les volontaires présents à la délégation (représentation locale de l'association) l'entourent peu à peu et lui souhaitent la "bonne arrivée". Puis, commencent les conseils, chacun y allant de sa propre expérience. Jacques, amusé, les laisse continuer un peu. Après une vingtaine de minutes de ce jeu, il finit par leur faire comprendre qu'il a déjà fait deux ans de volontariat en Guinée et qu'il est ici en tant que volontaire expérimenté. Tous "rient" alors de ce malentendu." (journal de bord) Nous avons nous-mêmes, lors nos arrivées, fait l'objet de ce genre de réunion. A noter que les plus prévenants sont souvent ceux qui ne sont là que depuis une semaine ou deux. Mais, déjà, ils ressemblent en tous points, aux volontaires expérimentés.(journal de bord). Ils ne manquaient pas entre autres de nous inviter à nous méfier de certains Africains : "Tout ce qui les intéresse c'est l'argent." "Tu vois, avec les Africains, on a pas la même mentalité, ici c'est plus cool, ils te disent oui oui et ils en font pas la moitié." |
On observe ainsi un phénomène de mimétisme qui se réalise, en fait, plus par rapport aux volontaires expérimentés que par rapport aux Africains eux-mêmes. Au bout de trois ou quatre jours le nouveau est en mesure de tenir le même langage.
Une fois sur le lieu de son projet, le volontaire rencontre encore différentes personnes qui lui expliquent ce qu'il a à faire et l'initie à la culture locale. Mais le volontaire n'a plus qu'une seule hâte : se mettre au travail.
Les premiers mois de l'expérience volontaire se caractérisent, à première vue, dans la plupart des cas, par une adaptation relativement facile. La rapidité avec laquelle le volontaire apprend à évoluer dans cet environnement radicalement nouveau en est même surprenante :
- au bout de trois ou quatre jours, il est capable de se sentir à l'aise au sein de la population ;
- il ne faut souvent pas plus d'une semaine ou deux pour qu'il devienne opérationnel : pour qu'il se mette au travail et prenne en main son projet.
Une fois lancé, le volontaire s'investit totalement et fournit un travail pour le moins intense.
Cette euphorie et cette rapidité d'adaptation vaut pour les individus travaillant seuls comme pour ceux intervenant en équipe. Qu'il s'agisse d'autres volontaires ou de salariés locaux, les rapports s'établissent facilement, sur la base de points de vue et de motivations convergentes.
Cette capacité d'adaptation est valable pour l'ensemble des situations auxquelles le volontaire se trouve quotidiennement confronté. S'étant préparé à l'idée, qu'une fois sur place, tout serait très différent, il découvre effectivement quantité de choses curieuses. Il goûte, tout d'abord, à la sensation étrange d'être l'un des seuls "Blancs" au coeur d'une population noire. Il remarque la vivacité des couleurs des vêtements que portent les gens. Il s'intéresse aux façons traditionnelles de cuisiner, il goûte de nouveaux plats, souvent très épicés. Il est curieux et apprend vite.
Les premiers temps de l'expatriation voient ainsi une progression très rapide : chaque jour le volontaire comprend et maîtrise davantage le fonctionnement de ses hôtes. Il adopte très vite les quelques coutumes de salutation et maîtrise les sujets de conversation les plus fréquents. Il se sent rapidement dans son élément. Le sentiment d'aisance ainsi ressenti contraste avec les difficultés que lui avaient annoncées les responsables de l'association à propos de la rencontre interculturelle.
Car, tout cela, ce sentiment d'étrangeté et les différences, le volontaire s'y attendait et les accepte sans difficultés. Il interprète ces éléments comme normaux et ne se trouve pas, comme on aurait pu l'imaginer, submergé par les stimulis nouveaux. Il les admet sans trop se poser de questions. Rapidement, rien ne le surprend plus.
Contrairement à ce qu'on aurait pu craindre face à un contexte aussi différent du sien, le volontaire ne peine apparemment pas à s'adapter. Le travail fourni durant les premiers mois tend à réfuter ces "a priori". La plupart des volontaires interrogés durant les premiers mois de leur expérience disent ne pas être véritablement surpris par ce qu'ils voient. Nous questionnons cependant la portée, la qualité et la solidité des ajustements qu'il donne à voir.
2.2. Fonction de la phase de projection .
Une expérience identique à celle anticipée. "Ouais, ouais, ouais. Mais je savais que ça n'allait pas se faire sans mal, parce qu'avec les pays africains, on a pas la même mentalité, ici c'est plus cool : ils te disent oui oui et ils en font pas la moitié. Donc ça je le savais que ça allait se passer comme ça. Effectivement, ça se passe comme ça." (volontaire) "Les premiers temps de mission sur le terrain ? Ouais, ouais, ouais déstabilisant parce que tu t'attends pas à ça, tu t'attends pas à autant ou pas de cette manière là. Mais ça dépend des personnes...ça dépend aussi du terrain, certaines missions sont peut-être plus difficiles que d'autres." (volontaire) |
La seconde volontaire admet, certes, une part de surprise mais elle semble rester sur un registre bien défini : elle considère "toujours plus de la même chose" (Watzlavick, 1975) : "pas autant ou pas de cette manière là...", nous pourrions ajouter "mais quand même dans ce registre là.
En effet, s'il admet sans difficulté les traditions et coutumes de ses hôtes, le nouveau volontaire se montre, en revanche, plus réticent à accepter les différences qui touchent aux conditions nécessaires à la réalisation des engagements anticipés. Il refuse, par exemple, de reconnaître que le niveau de vie des gens qu'il est venu aider, n'est, tout compte fait, pas aussi catastrophique qu'il ne l'avait imaginé. De telles informations risqueraient, en effet, de remettre en cause les prémisses d'une définition de la situation, légitimant et valorisant sa présence en termes d'utilité ou, encore, de nécessité.
Les phénomènes à l'oeuvre dans le cadre de cette phase sont précisément ceux traditionnellement étudiés par la psychologie cognitive. Ces phénomènes ont trait à "Comment nous savons ce que nous savons ?" (Watzlavick, 1975), aux structures et aux processus suivant lesquels l'individu traite l'information relative à une situation nouvelle. Parmi les nombreuses théories susceptibles de s'appliquer à l'activité cognitive du volontaire, nous retenons le concept de "cadre de références" (Watzlavick, 1975).
Suivant cette perspective, nous considérons que l'implication symbolique et les engagements qui la composent occupent, ici, la fonction de cadre de références (Watzlavick, 1975) :
Les engagements en tant que cadres de références. Cadre de références : "Les prémisses sur lesquelles elle (la règle) se fonde sont considérées comme plus réelles que la réalité.", "Il est capital de bien marquer cette distinction entre d'une part les faits et, d'autre part, les prémisses concernant les faits, pour comprendre les vicissitudes du changement." Watzlavick (1975) |
S'appuyant sur le concept de cadre de références, Watzlavick évoque "l'aménagement du réel par les projections et autres distorsions perceptives, des faits qui se mêlent à des inférences." R. Boudon (1993) se réfère à des phénomènes du même ordre lorsqu'il décrit les logiques sur lesquelles les individus fondent leurs croyances : des postulats implicites peuvent amener sa raison et sa bonne foi à des "idées fragiles, douteuses ou fausses".
Les engagements signifiés par le volontaire constituait, dans le cadre de la phase d'anticipation, une représentation de soi en situation, à laquelle le volontaire attribuait son intention de partir. Une fois sur place, ils lui permettent de sélectionner et d'interpréter les données de la situation, de manière à réduire sa complexité, mais aussi de façon à vérifier la faisabilité de la contribution et le bien fondé de sa venue.
L'art de vérifier les données de ses engagements. Lorsque nous interrogeons Isabelle, arrivée depuis une semaine, et lorsque nous lui demandons ses premières impressions sur l'Afrique, celle-ci parvient à énumérer beaucoup d'éléments vérifiant la pauvreté de l'Afrique. "...Oui, parce que il y a certaines maisons de Tabou où j'ai été choquée par ce que j'ai vu, parce que plutôt de construire des belles petites cases, ils rafistolent à base de bouts de bois cassés des trucs dégueux toi tu mettrais même pas un poulailler là-dedans. Puis toutes les baraques, qui au départ devaient être des baraques en dur, qui au départ devaient être pas si mal, ils n'entretiennent pas, les volets tombent, tu vois aucun entretien de leurs maisons, tu as vraiment l'impression que leur maison, c'est vraiment le dernier de leurs soucis, qu'ils en ont rien à foutre, fin moi ça me ferait mal au coeur de voir ma maison se dégrader petit à petit et puis rien faire, rien laver, ça ça me fait mal." De même, son implication prenant le sens d'un sacrifice et d'une expérience particulièrement difficile, elle passe en revue les choses qui font que la vie ici est particulièrement dure, alors qu'elle se trouve dans une grande maison avec femme de chambre et cuisinier. Volontaire : "Alors les 15 premiers jours, je pense que c'est les plus difficiles oui. C'est les plus difficiles de s'acclimater au climat, de s'acclimater au confort de la maison. Il faut quand même se mettre bien en équipe parce que si on commence mal, c'est mal parti. Et puis voilà, comprendre les gens. C'est les 15 premiers jours c'est les plus durs." Question : "Si on reprend, le climat, c'est dur physiquement ?" Volontaire : "Non, là ça va, il faisait presque plus chaud à Paris, qu'arrivé ici. Mais quand les saisons de pluies vont être terminées, il paraît que c'est assez horrible. C'est vraiment le soleil qui tape, 40 au soleil, 30 à l'ombre. Moi, j'habite en Normandie, j'ai jamais connu ça. Là, c'est mon climat, là ça me va." Question : "Sur le plan du confort ?" Volontaire : "Ouais, moi j'ai trouvé quelques trucs raides. Bon ma chambre, moi elle est plutôt bien, sauf qu'elle sent le moisi, c'est un infection avec l'humidité mais les chambres à l'intérieur sentent pas le moisi. Celles à l'extérieur sont à ras de terre donc ça prend l'humidité par le sol. Voilà, à part ça elle est bien. Par contre ce que j'ai trouvé un peu raide, c'est la salle de bains, parce que ceux qui sont à l'intérieur, les chambres ça va et la salle de bains elle est quand même plutôt correcte mais en bas putain... Là on est à deux dessus avec Aline, et normalement on est à trois, mais elle est assez horrible, j'espère qu'on va faire des travaux, il n'y a pas de raison. volontaire arrivée depuis peu., L'art de vérifier ses craintes. Dans un autre registre, les volontaires de Karimama se représentent leur action auprès des réfugiés comme une mission dangereuse. Il y a, en effet, une petite guérilla autour de la frontière à 60 km de là. L'après- midi, nous entendons, au loin, des détonations. Frédéric nous explique que ce sont les rebelles qui pilonnent les bases de l'armée régulière. Nous apprenons le lendemain que c'était les Ponts et Chaussées qui aménageaient le terrain avec de la dynamite. . Alain nous explique qu'il y une semaine de ça, une bande de rebelles est venue semer la terreur dans le village, qu'ils ont tiré des coups de feu. Des villageois nous expliqueront, par la suite, que ces coups de feu ont été tirés par des gens du village qui, après une fête un peu "trop arrosée", ont voulu s'amuser. journal de bord. L'art de vérifier les problèmes. "Il y a toujours ceux qui veulent en faire plus que nécessaire. Pour moi, je le vois, c'est trop. Ils ont un besoin de stresser mais tu vois je comprends pas. C'est pas contagieux mais leur stress est communicatif. Moi j'ai vu des gens qui sont partis parce que çà n'était plus possible, dès le matin à 8 heures (tu te te lèves le matin à sept heures, sept heures et quart, tu prends le petit déjeuner) tu as plus d'énergie : on t'a pris la tête pour un truc insignifiant, un truc qui était tout à fait soluble. Mais il fallait, pour qu'ils se sentent bien, que ce soit insoluble. Je te parle de cas extrêmes. Je ne sais pas d'où çà vient et je ne comprends pas : un besoin de catastrophes, une catastrophe quotidienne pour se sentir bien. En Tanzanie, j'ai eu à faire à une personne comme çà. Elle est partie, heureusement, parce que moi j'aurais pas tenu. ... Une fille très gentille, très agréable, très compétente, mais d'un seul coup... : paf !...! ... besoin de stresser. volontaire. |
Nous retrouvons, à travers ces différents cas, l'un des phénomènes des sujets de la psychologie cognitive : le refoulement des données dissonantes. Ces résistances cognitives font l'objet d'une abondante littérature. Selon Piaget (1971) et Festinger (1957), l'individu développe des résistances aux données contredisant ses premiers acquis.
Cette explication nous semble, dans le cas du volontaire, insuffisante. L'énergie, que consacre le volontaire à vérifier les prémisses des engagements qui composent son implication symbolique, ne s'explique pas juste par la nécessité de réduire la complexité de la situation, ni seulement par le besoin de réduire les contradictions. Ces refoulements touchent, sans doute, à des aspects cognitifs, mais ils impliquent aussi, selon nous, des enjeux affectifs et normatifs. De toute évidence moins profonds que ceux mis en évidence par Freud, ces refoulements visent cependant à défendre l'intégrité de l'individu. A travers la faisabilité de ses engagements, c'est le sens de l'existence du volontaire, dans le cadre de cette situation, qui est en jeu.
Le concept d'implication symbolique, à travers lequel nous interprétons les engagements du volontaire fait valoir l'interdépendance entre les caractéristiques attribuées à la situation, l'identité et la légitimité du volontaire. La réalisation des engagements repose ainsi sur des prémisses en relation avec différents aspects de la situation :
- l'efficacité du travail : le volontaire contribue effectivement à l'amélioration des conditions de vie ;
- l'existence d'un besoin : les populations apparaissent "suffisamment" pauvres et démunies.
- l'existence d'une demande : les populations sollicitent le volontaire, montrent un intérêt et une gratitude par rapport à sa venue et au projet qu'il apporte ;
- l'utilité et le sens du développement : c'est une question plus philosophique par rapport à laquelle, tous les volontaires, ou presque, finissent par se positionner.
Cette utilité constitue le fondement de la démarche volontaire. Le "désir de rester" n'est envisageable qu'à condition que cela soit possible, que cela soit souhaitable et souhaité. En effet, le volontaire arrive dans une société dans laquelle il n'a, au départ, pas de statut, pas de fonction, pas de rôle. Il est extérieur au système social. Le sens de sa présence n'est pas pris en charge par la société et demande à être construit. D'un point de vue plus personnel, les sentiments et les valeurs, dont le volontaire investit sa démarche, n'ont de sens que s'ils sont un minimum partagés.
Partant de là, le volontaire sélectionne les données de la situation et les ordonne de façon à mettre en évidence l'existence d'un certain nombre de problèmes relevant de ses compétences.
Dans la plupart des cas, le volontaire parvient, durant les premiers mois, à maintenir des perceptions de sa situation lui permettant de se définir plus ou moins conformément à ce qu'il avait anticipé. Il vérifie ses engagements, ses craintes et l'existence de problèmes auxquels répondre. Il peut également nier les données dissonantes.
La négation des points de vue gênants "Nous sommes, depuis 5 jours, à Kingtown où une soixantaine de volontaires d'une quinzaine d'associations se partagent une activité qui n'est, de toute évidence, plus de l'ordre de l'urgence. Les réfugiés au centre de ces interventions sont ici depuis plus de trois ans, ils se sont reconstitué une ville avec, au centre, un marché. Ce Dimanche, nous sommes partis avec un groupe constitué de volontaires de différentes associations (MSF France, MSF Suisse, AICF) pour naviguer en hors-bord sur le Nil. Arrivé sur la berge, un bateau débarque des passagers et leurs marchandises, ils bloquent l'accès au fleuve et nous empêchent de mettre le bateau à flot. Cédric tente de négocier avec les voyageurs un passage pour que nous puissions mettre le bateau à flot. Mais, avant même d'avoir pu en venir aux faits, un jeune homme s'approche et se met à crier : "De toute façon, vous les mouzoungous vous vous croyez tout permis ! Vous ne nous respectez pas". Cédric lui explique qu'il est volontaire et qu'il n'est pas comme les autres Mouzoungous, mais l'autre ne veut rien entendre. Nous finissons par mettre le bateau à l'eau et nous démarrons. Cédric rompt alors le silence un peu gêné qui s'était installé suite à cet incident : "De toute façon, ce mec là c'est un con ! t'as vu comment y m'a agressé !" Journal de bord |
A l'instar de Cédric, la plupart des volontaires sont en mesure de nier tout ce qui pourrait contester la façon dont ils se sont définis par rapport à la situation. Les premiers mois de l'expérience se font ainsi dans le cadre d'une activité cognitive plus ou moins unilatérale, elle consiste à projeter ses anticipations de façon à pouvoir donner à la situation un sens conforme à ses engagements et à l'utilité sur laquelle ils se fondent.
2.3. Manifestations et conséquences au niveau des comportements.
Le maintien de perceptions conformes aux engagements est facilitée et prolongée par un investissement physique et social total. Celui-ci, en concentrant son attention sur des considérations plus immédiates, permet au volontaire d'ignorer les données dissonantes, tout en vérifiant le fait qu'il est complètement débordé. Il vérifie, ce faisant, l'utilité du volontaire.
2.3.1. "Faire ses preuves".
Le besoin de faire ses preuves. "Tu es là pour deux ans alors tu veux un peu t'imposer. Et puis il y a des clichés, même si tu fais une préparation sur dix jours au SCD, où on va essayer de casser les clichés, il reste des clichés : "bon j'arrive, je suis le toubab qui arrive en Afrique, ces pauvres Africains tout ça, j'apporte ci, ça". Et puis on est pressé, il faut tout de suite se prouver à soi-même et aux autres qu'on est là pour réussir certaines choses. Il y a tout un état d'esprit qui à la base n'est pas foncièrement mauvais, mais qui est pas toujours dans le sens des populations et des projets qui eux sont à long terme." Un volontaire |
La principale préoccupation du volontaire est de justifier sa présence, de montrer, d'entrée, qu'il est là pour travailler. La plupart situent leur légitimité au niveau de leurs compétences, ils doivent montrer qu'il était justifié de faire appel à eux.
La première chose que cherche à faire le volontaire, malgré les recommandations appuyées des responsables de l'association, est d'entreprendre le plus rapidement possible son projet. Le volontaire a pour objectif de prendre les choses en main à la fois pour organiser la réalisation du projet mais aussi pour négocier sa place, montrer que c'est de lui que dépend ce projet.
C'est ainsi que très vite, il se retrouve à prendre des décisions, à mobiliser l'ensemble des partenaires. Il se lance totalement dans le travail. Il y met toute son énergie. Il est venu pour ça et entend bien être à la hauteur. Il se sent ainsi souvent obligé de montrer une confiance en lui et se refuse tout droit à l'erreur. C'est ainsi que certains préfèrent parfois surenchérir plutôt que d'admettre qu'ils se sont trompés (Staw, 1976, 1987). Sous l'impulsion du volontaire, le projet démarre effectivement très vite.
La confiance et la rapidité manifestées dans la réalisation du projet se retrouvent aussi et surtout au niveau des relations sociales. L'un des principaux enjeux que se donne tout volontaire consiste à s'intégrer le plus rapidement possible. Cette intégration constitue, en effet, ce qui différencie le volontaire d'un coopérant ordinaire.
L'enjeu du volontaire au niveau des interactions symboliques avec les Africains consiste à leur faire comprendre qui il est et pourquoi il est là. Cet enjeu comporte deux volets :
- le premier consiste à bien faire comprendre aux gens du village qu'il est là exclusivement pour les aider ;
- le second aspect prolonge le premier, il s'agit de leur montrer que cette aide est bien réelle, qu'il a les compétences techniques et surtout des façons de penser l'organisation du travail qui garantissent la réalisation du projet.
La confiance en soi... "Ah ben ouais, c'est sûr, ici tu arrives... je veux dire c'est ton dispensaire. Bon on va le laisser en partant, on va les laisser se débrouiller mais je veux dire, si du jour au lendemain, on décide de tout raser, on rase tout. C'est quand même, c'est nous les patrons, c'est nous qui avons mis du fric là-dedans pour tout construire, c'est nous qui les payons, bon ben voilà quoi!" volontaire en poste depuis peu |
Le désir du volontaire, de montrer que c'est sur lui que repose la réussite du projet, aboutit dans un grand nombre de cas à une appropriation très forte et très rapide de ce dernier. Une telle attitude ne laisse souvent que peu de place aux homologues, a priori délégués pour être les égaux du volontaire. Mais, celui-ci souhaite, avant tout, mener à bien "son" projet.
2.3.2. "Le nez sur le guidon."
"Le nez sur le guidon" "Il y avait beaucoup de travail ! Tout le monde était débordé de travail. Plus il y a du travail, plus les gens sont actifs plus ils ont besoin de s'éclater. A la fin de la mission, tout le monde était complètement claqué ! Mais je t'avoue quand même que j'ai beaucoup pris mon pied. J'étais complètement cassé j'ai perdu dix kilos. On a passé trois mois comme des dingues, on ne faisait que travailler, on n'avait pas un jour de repos. On était au chantier du matin jusqu'au soir. Si tu veux on travaillait toujours en collaboration, toujours. Tu vois, c'est que quand tu as vécu un an où tu te donnes à fond, que tu travailles avec les gens, que tu rentres vraiment dans les problèmes, que tu comprends pourquoi les gens veulent pas faire ci mais ça, que dans certains villages ça marche rien que par le fait de travailler avec les gens, quand l'ouvrage est fini et que tout le monde est super content, cela devient immense. Et cette année on l'a pas. "(volontaire) "Au Kurdistan, on a vécu quelque chose d'un idéal de travail en équipe. On avait des journées de plus de 12 heures, on était harassé de travail. C'était assez intéressant de voir à quel point nous étions pris par quelque chose de très fort par le fait qu'on travaillait toute la journée. Toutes les différences entre nous étaient complètement estompées." (volontaire) |
Les dissonances dont peut souffrir le volontaire, pour maintenir des perceptions conformes à ses engagements sont rendues supportables par le fait qu'il est "pris dans le feu de l'action" et des rencontres. Il n'a pas vraiment le temps de se retourner.
Les choses vont vite, il "vit à cent à l'heure". Il se lève à cinq heures pour commencer son travail et travaille jusqu'au coucher du soleil.
La conscience et l'attention sont tout entières accaparées sur une implication substantielle intense, consacrée dans la réalisation pratique du projet. Le discours est quant à lui entièrement monopolisé par l'implication sociale : le volontaire cherche à convaincre les autres, qu'il est conforme aux engagements qui composent son implication.
C'est finalement une période exaltante dans le cadre de laquelle, effectivement il agit et fait avancer le projet. Il a, par ailleurs, la satisfaction de peu à peu mieux connaître la population. Il acquiert, petit à petit, les codes d'une socialisation plus différente de la sienne qu'il ne l'avait cru. Le volontaire vit ainsi une période relativement euphorique, marquée par la réalisation de soi à la fois dans le projet et dans les relations sociales.
Dans la plupart des cas, ce n'est qu'après quelques mois passés à ce rythme, à l'occasion d'une pause rendue nécessaire par la saison des pluies, de vacances ou d'une maladie, que le volontaire prend le temps de prendre un peu de recul.
Conclusion.
Cette capacité d'adaptation que manifeste, a priori, le volontaire est particulièrement rassurante. On pouvait craindre qu'en dépit d'intenses motivations, il ne soit dérouté par la situation et que sa performance ne soit réduite par une incapacité à la comprendre et par des stratégies de repli face à un environnement mal maîtrisé. Il n'en est rien, et les stages de préparation au départ apparaissent bien superflus.
Malheureusement, cette capacité d'adaptation apparaît, suite à l'analyse que nous en faisons, moins idéale que ne le montre cette première description. Elle se révèle ambiguë voire, à terme, préjudiciable. Elle s'explique par le recours à l'implication anticipée pour traiter l'information. La sélection des données qui en résulte se révèle trop poussée et surtout trop définitive.
Paradoxalement, cette capacité d'adaptation traduit en fait une fermeture d'esprit, qui trouve, au bout de quelques semaines ou de quelques mois, ses limites. Elle repose sur un refus ou une incapacité de questionner des cadres de références, pour la plupart, issus d'anticipations produites avant le départ..
3.1. Les circonstances de la phase de confusion.
Des moments de découragement. "Si il y a des fois tu es complètement découragé, des fois où t'es complètement dégoûté. Oui, il y a des fois de découragement, de fatigue...et puis c'est toujours pareil, il y a toujours des choses positives qui donnent envie de continuer, envie de foncer et des choses où vraiment on a l'impression que ça sert à rien, qu'on perd son temps, il y a des jours où ça se passe bien : ici comme ailleurs (rires). C'est jamais tout rose." (volontaire) "Je crois me souvenir qu'il n'y a jamais eu de conflit. Les petites différences individuelles et les tensions ont rejailli quand le travail a décru." (volontaire) |
La très grande majorité des volontaires, pour ne pas dire tous, évoquent cette phase de découragement durant laquelle ils ne savaient plus très bien où ils en étaient et ce qu'ils faisaient "là". Ils parlent des "claques" qu'ils ont prises, des moments où il n'étaient plus sûrs de l'utilité du projet et de ses chances d'aboutir. Ils agissaient alors sans grande motivation et ne cherchaient plus autant le contact avec les autres. Une période de ce genre apparaît ainsi de façon presque systématique à l'issue des premiers mois.
Cette phase arrive de façon assez soudaine et fait généralement suite à une période d'intense activité. Le volontaire s'est complètement investi, physiquement et mentalement, dans son projet. Il a consacré tout le temps qui lui restait, en dehors, à ses relations avec la population et les autres volontaires. Il n'a, en fait, jamais vraiment pris le temps de se retourner. Cette phase arrive ainsi à un moment où le volontaire se trouve particulièrement fatigué.
Cette période constitue, suivant la perspective de notre analyse, la suite logique du processus cognitif entrepris par le volontaire, à travers les deux précédentes phases. Elle est la conséquence des projections et des refoulements jusque là effectués. Elle a pour objectif de réduire les dissonances cognitives accumulées au cours des premiers mois.
La phase précédente se caractérisait par un maintien de l'unité et de l'intégrité de la conscience réalisé au prix de fortes dissonances cognitives. Ces dissonances étaient rendues supportables pas une activité effrénée qui, outre le fait de vérifier certains prémisses, évitait au volontaire de prendre véritablement conscience de la situation.
Cette phase de déprime correspond presque toujours à un arrêt ou un ralentissement de l'activité. Cet arrêt met le volontaire dans une situation que nous définissons sous le terme de méta-contexte : un contexte où, pour un temps donné, aucun enjeu, pratique ou social, ne se joue. Ces contextes constituent, a priori, des occasions privilégiées de prendre du recul et de faire le point. En effet, l'attention n'étant plus accaparée par les données de la situation présente, elle peut s'ouvrir à une situation élargie, intégrant l'ensemble des expériences vécues par le volontaire, depuis son arrivée. Mais, à ce stade du processus implicationnel, ce méta-contexte n'est, dans l'immédiat, pas vécu, par le volontaire, comme une opportunité. Elle tend, en effet, à le mettre face à des réalités qu'il redoute.
La fatigue aidant, les résistances mises en place par le volontaire se font plus fragiles. Par ailleurs, en l'absence d'activité, la conscience ne peut plus ignorer certaines perceptions. C'est ainsi qu'elle finit par ressentir des dissonances jusque là ignorées.
3.2. Fonction et modalité de la phase de confusion.
3.2.1. Fonction : renoncer à des engagements dont les prémisses se trouvent réfutées.
Alors qu'il avait jusque là fonctionné par "accommodation" (Piaget, 1964), le volontaire entre soudainement dans une phase d' "assimilation" (Piaget, 1964) plutôt brutale. Autrement dit, alors qu'il avait jusque là modifié la réalité en fonction des logiques définies dans le cadre de ses engagements , il prend soudain conscience de données qu'il avait, tout au long des mois passés, refoulées. Ces données l'amènent à remettre en cause ses anticipations.
Il admet le caractère "fragile, douteux ou faux" des prémisses sur lesquelles se fondaient les engagements composant son implication. La façon dont il s'était jusque là défini par rapport à la situation se trouve réfutée. Il doit se rendre à l'évidence, dans l'immédiat :
- il n'est pas très heureux, ni même satisfait d'être là ;
- il n'est pas si utile que ça ;
- la population n'est pas aussi dans le besoin qu'il voulait le croire et, semble trouver son projet quelque peu superflu ;
- il n'est pas aussi compétent que ça et certains de ses homologues ont un niveau d'études supérieur au sien.
Comme le soulignent Metalsky et Abramson (1982), les perceptions des individus déprimés tendent à accentuer le caractère négatif des événements. Une possiblité d'amortir ces effets consiste à attribuer, autant que possible, les causes, de ce qui se dessine comme un échec, à des facteurs extérieurs. Le volontaire limiterait son locus de contrôle et ses responsabilités, se distanciant ainsi d'une expérience qui ne s'est, finalement, pas révélée à la hauteur de ses attentes. Il peut aussi, suivant un registre quelque peu différent, considérer le caractère insoluble des problèmes posés par le projet, en faisant valoir les contradictions des enjeux des différents acteurs impliqués.
Attribution des difficultés du projet à des facteurs extérieurs. "Le développement moi je n'y crois plus, c'est de la foutaise. L'AFVP dit qu'elle fait du développement mais en fait on bosse pour des fonctionnaires qui n'en ont rien à foutre." (volontaire) "De toute façon, c'est une forme de néocolonialisme, on essaye de faire passer nos valeurs, notre mode de vie, notre façon de voir les choses." (volontaire) "C'est un milieu pourri." (volontaire) "Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse nous si l'asso nous donne pas les moyens." (volontaire) "Tout ça c'est des histoires de gros sous, on est à la solde de la Banque Mondiale et la Banque Mondiale exploite ces pays." (volontaire) |
Le problème est que, comme le remarquent Metalsky et Abramson (1982), les personnes plus ou moins déprimées, comme peut l'être le volontaire dans ces moments là, voient leur "profil attributionnel" habituel se modifier. Ils développent une tendance à s'attribuer les événements négatifs auxquels ils sont confrontés. Qui plus est, ils tendent à mettre en cause des caractéristiques plus ou moins permanentes de leur personnalité.
Partant de là, le volontaire ne peut faire autrement que de réaliser les erreurs commises. Il reconnaît ne pas avoir su prendre suffisamment de recul et assume l'entière responsabilité de ce qui arrive. Il réintègre, ainsi, rétrospectivement, tous ses souvenirs, toutes les expériences vécues depuis son arrivée et les réinterprète suivant les perspectives les plus négatives (Piaget, 1971, Metalsky et Abramson, 1982).
Partant de ces constats pour le moins pessimistes, le volontaire n'est plus en mesure de se positionner de façon cohérente par rapport à la situation. N'étant plus utile et/ou l'expérience ne pouvant lui apporter ce qu'il était venu chercher, il ne sait plus très bien ce qu'il est venu faire là et se demande quelle est sa place. D'un autre côté, il ne peut se résoudre à rentrer, car cela reviendrait alors à consommer l'échec. Face à ces contradictions, il est incapable de donner un sens à la situation et de prendre la moindre décision. Cette phase de l'expérience volontaire confirme la théorie de Watzlavick (1975) selon laquelle la période, qui suit le renoncement au cadre de références de départ, est systématiquement suivie d'un moment de confusion.
Nous interprétons la phase de déprime qui suit les premiers mois de l'expérience comme la perception, après coup, de tout un ensemble d'aspects que le volontaire avait inconsciemment refusé de voir et d'intégrer, ces refoulements ayant pour vocation de préserver son intégrité à travers un engagement légitimant sa présence. La confusion résulte de la perception de données réfutant les significations portées par les engagements composant son implication. Ces données engendrent une perte d'adhésion à l'ordre de la situation jusque là admis (Dubet, 1994).
3.2.2. Modalités : de l'absence d'engagement à la simultanéité de deux engagements contradictoires.
Différents cas de figures sont possibles, quant à la façon de sombrer dans cette confusion. Les éléments que nous venons d'énoncer valent pour la plupart des cas de confusion, mais nous distinguons, partant de là, différents scénarios possibles correspondant à différentes façons de lâcher prise :
Nous avons présenté l'abandon du cadre de références de départ comme quelque chose d'assez soudain : le volontaire renonce, d'un seul coup, à l'ensemble des croyances relatives à ses engagements anticipés. Mais tel n'est pas toujours le cas, certains volontaires cherchent à les préserver jusqu'au dernier moment.
Une première façon de maintenir ses cadres de références consiste à réduire l'intensité de ses engagements. Le volontaire découvre, peu à peu, les éléments de réalités refoulées, révisant, parallèlement, l'intensité de ses engagements à la baisse. La situation reste, cependant, abordée suivant des perspectives identiques. Le volontaire admet, par exemple, que les gens du village ne sont pas aussi pauvres qu'il ne l'avait estimé à son arrivée, mais il continue à les percevoir comme tels. Selon les termes de Watzlavick, il pense "toujours plus de la même chose". Suivant cette perspective, le volontaire s'accroche tant qu'il peut à ce qui reste de ses prémisses et attend le dernier moment pour véritablement renoncer à ses engagements de départ.
L'autre cas possible consiste à développer parallèlement aux engagements anticipés, une seconde série, plus en phase avec l'expérience vécue. La confusion résulte alors du fait que le volontaire perçoit la situation, mais il n'arrive pas à l'accepter. Il n'arrive pas à se déterminer et maintient, tant bien que mal, un équilibre plutôt instable.
Engagements anticipés versus engagements émergents. "Ben , ici déjà il y beaucoup de premières missions, parce que comme par hasard Paris a décidé que la Côte d'Ivoire était un bon terrain pour envoyer les premières missions. Facile parce qu'on est pas stressé par les problèmes de sécurité donc les gens sont quand même un peu plus libres : ici il n'y a pas de couvre feu, les gens peuvent sortir le soir et ça je pense que ça permet... c'est vrai que c'est des bonnes conditions pour commencer pour te concentrer sur ton travail sans être... avoir la tête ailleurs pour des problèmes de sécurité, pour des problèmes de vie. ...fin bonnes conditions de vie, fin tu bouffes bien, tu dors bien, tu as l'électricité, tu as l'eau courante, toutes ces choses là qui font que tu te dégages de ces problèmes là, qui font que tu peux te consacrer à ton poste, et acquérir une certaine expérience au niveau du travail. Ouais... Ouais... j'arrive pas à voir ça comme...fin pour moi ça m'enlève du truc humanitaire." (volontaire) "Mais je sais, je comprends tout à fait, j'en suis tout à fait consciente... Mais moi, au départ c'était pas ça ! Moi au départ j'ai été parachutée dans un truc que je ne connaissais pas, je n'étais pas encadrée, j'étais mal briefée fin tu vois l'urgence, je suis un peu tombée dans la marmite." (volontaire) |
3.3. L'impact de la confusion sur les comportements et les relations sociales.
Nous avons, à l'occasion de l'analyse de la "phase de projection" ouvert la possibilité d'une action de l'implication symbolique sur les motivations sous-tendant les deux autres niveaux d'implication (substantiels et sociaux). Nous trouvons, dans le cadre de cette phase, une seconde série d'indices susceptibles de confirmer cette éventualité. En effet, la confusion, qui s'établit au niveau de l'implication symbolique, se manifeste principalement par une incapacité à produire du sens et à se positionner par rapport à une situation devenue trop ambiguë. Elle s'accompagne, par ailleurs, le plus souvent d'une altération prolongée des motivations et de difficultés à entrer en relation avec les autres.
3.3.1. L'impact sur les comportements.
Les circonstances qui précèdent la phase de confusion peuvent être différentes :
- cette "déprime" peut arriver lors d'un moment de repos que finit par s'accorder le volontaire ;
- elle peut accompagner une période de repos forcé pour maladie ;
- elle est assez souvent liée à des difficultés rencontrées sur le projet ou à la mise à jour de résultats décevants. Le volontaire prend alors une "claque" et compte tenu de la fatigue, il perd courage. Il n'arrive pas à "encaisser".
Quelles que soient les circonstances, la période qui suit la prise de conscience se caractérise par l'ennui et la déprime. Le volontaire n'est plus certain de vouloir rester. En dépit de tous les éléments d'irréversibilité que nous avons relevés, il est tenté d'abandonner.
L'un des premiers symptômes de la phase de confusion, en particulier lorsqu'elle survient durant une phase d'activité, est un entrain déclinant. Le volontaire ne montre plus la même ardeur, le même optimisme et la même confiance inébranlable dans les choix qu'il fait.
La phase de confusion symbolique est ainsi presque systématiquement concomitante à un état prenant les apparences du "burnout" ("épuisement professionnel", J.P. Neveu, 1996). Difficile de dire si cette concomitance constitue la manifestation d'un lien de causalité dans un sens ou dans l'autre, mais il semble qu'il existe des formes d'interaction entre les deux phénomènes. Le volontaire a en tout cas le sentiment d'entrer dans un cercle vicieux qui le mène de plus en plus bas.
3.3.2. Anomie et le rôle de l'implication symbolique en terme d'identité sociale.
Un second type de comportement met en revanche plus clairement en évidence l'action, et l'éventuelle antériorité de l'implication symbolique : les dérives de comportements déviants.
Ces dérives de comportements font partie du folklore de la culture volontaire. On évoque ainsi le cas du volontaire qui continuait à travailler alors qu'il avait la gangrène. On parle aussi, même si ces cas restent très rares, de suicides. Dans un autre registre, on s'inquiète pour tel ou tel volontaire qui fuit ses problèmes en se lançant dans des compensations de toutes sortes. La plupart des volontaires finissent par se ressaisir, mais ces dérives présentent de réels risques.
Dérives psychologiques et comportementales. "Des dérives, c'est surtout ici, sur ce type de missions plus calmes que j'en ai vu. Dans les missions d'urgence, de ce que j'en ai vu, il y en a beaucoup moins, peut-être parce que les gens ne restent jamais très longtemps tu vois. Ici les gens restent souvent jusqu'à un an. Il y en a, je sais pas combien ils prennent du vallium : quatre valliums dans la journée sinon c'est la crise. Il y en a qui au matin à 10 heures sont au bistrot "whisky etc.." Pour moi j'essaye de pas boire, premièrement ça me fatigue, pareil, de pas fumer parce que ça me fatigue aussi. J'essaie de me maintenir mais j'ai quand même du mal tu vois. Là par exemple j'ai des abcès aux pieds, ça fait un mois que ça traîne, ça n'arrive pas à se soigner. tu vois c'est des petits trucs comme çà qui te fatigues la vie. On a du mal à rester ici quand même, on est vachement bien ici mais en même temps c'est assez courant quand même, même avec l'expérience, moralement ça faiblit, tu as moins de pêche! Le fait de se rendre à la capitale ça me regonfle un peu.... même si je suis content de revenir ici après. Tu vois des fois on a trop envie de boire un coup, je n'ai jamais besoin de boire, il y a qu'ici j'éprouve ça..." (volontaire) "Et c'est vrai que tu dérouilles... tu sais il faut avoir les reins solides.Bon, lui, il a énormément travaillé c'est vrai mais psychologiquement il a eu des moments assez difficiles. Il a peut être pas pris suffisamment de recul. Moi quand je suis arrivé ici et que je commençais à rencontrer les gens comme chez Anouar. Forcément tu es nouveau on te demande un peu qui t'es. Quand je disais que je remplaçais Paul, tout le monde me disait hou attention, lui à la fin il est devenu un peu fou." (volontaire) |
L'absence d'implication symbolique n'est, sans doute, pas la seule responsable de ces dérives. En effet la plupart de ces comportements semble relever d'une absence de repères et d'un mépris des normes sociales. Nous sommes, dans cette perspective, enclin à les rapprocher de ce que Durkheim désigne sous le terme d' "anomie".
L'anomie constitue, pour Durkheim (1897), l'antithèse de l'intégration. Dans son paradigme, la plupart des comportements sont pris en charge par les normes sociales. Internalisées dans l'inconscient, celles-ci introduisent des interdits et des injonctions, que l'individu respecte sans même sans rendre compte.
L'anomie correspond à une sorte d'isolement, dans le cadre duquel l'individu ne perçoit plus ces normes. Ses comportements suivent alors ses émotions, sans plus de considérations morales. La thèse de Durkheim identifie une corrélation entre l'anomie et les comportements suicidaires.
Dans le cas du volontaire, le contexte peut jouer dans le sens d'une anomie : l'individu se retrouve isolé de ses semblables, dans une société ou un village dont il ne connaît pas les normes. Il n'est alors plus soumis aux formes de conformismes qui cadrent habituellement ses comportements. Ne connaissant pas les normes des "locaux", ou ne se sentant pas, compte tenu de ses différences, concerné, il se laisse aller à des comportements qu'il ne se serait, sans doute, jamais permis en France.
Ces phénomènes mettent en évidence les limites qui, malgré les meilleures volontés du monde, demeurent au niveau des relations entre le volontaire et les Africains, en tout cas pour ce qui est du court et du moyen terme. Les interactions sociales, qu'il entretient avec eux, ne sont, en fait, dans bien des cas, pas suffisantes pour garantir son équilibre.
Côté Africains, ceux-ci ont du mal, en particulier au début, à établir l'identité du volontaire. Celui-ci ne respectant pas, de toute évidence, les mêmes normes qu'eux, ils ne comprenent pas comment il fonctionne. Ainsi, la rencontre interculturelle se traduit dans presque tous les cas, par des embarras et des blessures résultant de comportements contrevenant aux normes sociales de "l'autre" (Carrols, 1987, Bouchet, 1995). Partant de là, les Africains s'habituent, peu à peu, aux extravagances du volontaire.
Côté volontaires, même si ceux-ci aiment à se vanter d'avoir de vrais amis africains, la plupart reconnaissent les difficultés à entrer dans une relation plus ou moins intime avec eux. Au delà de l'absence de référentiels communs, il se trouve que les Africains, qui viennent le plus facilement à la rencontre du volontaire, sont ceux qui ont un service à lui demander. Celui-ci est ainsi soumis à une série d'expériences conditionnant et renforçant sa méfiance, de façon plus ou moins irréversible. D'une façon générale, il est finalement assez rare que les volontaires soient en position d'être véritablement soutenus par les gens du village.
Dans cette perspective, l'une des épreuves les plus difficiles de l'expérience du volontaire réside dans une forme de solitude quelque peu paradoxale, caractérisée par l'absence de semblables auxquels se référer.
Les trois associations invitent le volontaire rencontrant ce type de difficutés, à s'arrêter et revenir à la capitale et à se laisser prendre en charge par ses responsables. Mais, la phase de confusion se manifestant, entre autres, par des difficultés à communiquer et s'opposant, par ailleurs, à l'idée que se fait celui-ci, de ce que doit être un "volontaire" (courage et confiance), cette invitation demeure, au grand dam des responsables des ressources humaines, sans échos.
Le cercle vicieux, existant entre l'implication symbolique et l'implication substantielle (baisse de motivation), se prolonge au niveau de l'implication sociale. Plus le volontaire perd ses repères, moins il est capable de communiquer et d'interagir convenablement avec les autres.
Conclusion sur la phase de confusion.
Ces dérives comportementales mettent en évidence une autre fonction de l'implication. Sur le plan cognitif, les précédentes phases montrent, qu'elles donnent du sens à la démarche et permettent au volontaire de se situer par rapport à la situation. La phase de confusion nous permet de penser qu'elle joue aussi un rôle au niveau des régulations sociales. En l'absence de repères sociaux, elle définit l'individu dans un rôle qui lui permet de se positionner et d'intergir avec les Africains, faisant ainsi office d'identité sociale.
La phase de confusion révèle aussi la précarité de la situation du volontaire et le rôle crucial de son activité cognitive et symbolique. Les engagements qui composent son implication symbolique, l'utilité et la légitimité que définissent les prémisses sur lesquels ils se fondent, constituent pratiquement les seuls repères dont dispose le volontaire pendant ces deux ans. Les difficultés qui accompagnent la phase de confusion tendent à justifier les résistances du volontaire à les abandonner.
Le jour de son arrivée, le volontaire voit, souvent, monter en lui quelques doutes et angoisses, mais, très vite, il se reprend et se lance dans l'action. Il ne se donne pas le temps de se laisser aller.
Sans vouloir chercher un ordre positif, nous supposons que le report de quelques mois, de la phase de confusion, pourrait avoir une utilité. En effet, il apparaît, compte tenu de nombre d'anecdotes, que ceux qui intègrent tout de suite les contradictions entre la situation et leurs engagements, repartent tout de suite. Dans toutes les communautés de volontaires auxquelles nous avons rendu visite, la culture intègre quelques cas de volontaires repartis au bout de deux jours. On cite souvent l'exemple de ceux qui réalisent soudainement qu'ils ne sont pas capables de faire face à une population uniquement constituée de "Noirs". Dans le cadre des situations d'urgence, on évoque ceux qui ne supportent pas la vision des malades.
Ces exemples nous permettent de mieux comprendre ce qui se passe pour les autres. La phase de projection nous apparaît ainsi comme une sorte de sas permettant au volontaire de se protéger de données qu'il ne peut encore tolérer. Il refoule certaines et n'investit pas les autres des sentiments et valeurs que leur attribueraient normalement les cadres de références qu'il a pu, jusque là, internaliser. Cette aménagement de la réalité maintient une distance salvatrice, lui permettant d'amortir le choc de visions sans commune mesure avec celles qu'il a pu connaître par le passé. Nous considérons là des mécanismes qui, bien que moins marqués, s'apparentent à ceux mettant en oeuvre les victimes d'attentats et d'autres violences.
Nous interprétons ainsi les sentiments paradoxaux d'étrangeté totale et de "normalité" ressentis durant les premiers jours : "... un peu comme dans un rêve."
Ne pas se retourner. " on travaillait comme ça depuis le matin. Il en venait toujours plus. On continuait comme ça, sans rien dire. Tout à coup, elle m'a dit : "si on s'arrête, on va se mettre à pleurer !" (volontaire MSF, propos relatifs à son expérience au Rwanda). |
Bien que relativement soudaine, la phase de confusion traversée quelques mois après l'arrivée, est certainement moins violente que ne l'aurait été une prise de conscience immédiate des données de la situation. Elle reste, cependant, dans la plupart des cas, un passage difficile. Ce sont souvent les investissements déjà réalisés aux niveaux substantiels et sociaux qui font que le volontaire, en dépit d'hésitations passagères, ne repart pas.
L'impact, la durée, et les conséquences associés à cette phase dépendent, entre autres, de l'importance des écarts entre la réalité et l'implication anticipée. Les plus idéalistes semblent ainsi figurer parmi ceux qui "morflent" le plus. Ce sont les plus déçus et souvent, par la suite, les plus aigris.
La confusion : une étape vers le changement. "La confusion, en préparant la situation pour un recadrage, devient une étape importante dans le processus permettant d'effectuer un changement 2." Watzlavick, (1975) |
La confusion constitue, dans la plupart des cas, une étape nécessaire à l'ajustement. La confusion qui résulte de la remise en cause de ses cadres de références peut être, pour le volontaire, source d'angoisses. C'est pourquoi, généralement, il ne tarde pas à établir de nouveaux cadres.
Au moment où ils partent, un certain nombre de volontaires ressemblent plus ou moins aux stéréotypes existant, à leur propos, en France, en particulier pour ce qui concernent leurs discours sur les motivations, l'altruisme et le sacrifice. La phase de confusion leur retire une part importante des idéaux qui sous-tendent leur démarche. Ils sont alors prêts à entrer dans une relation plus appropriée avec les Africains, une relation plus mûre dans le cadre de laquelle ils sont davantage en mesure de s'ouvrir à leurs façons de voir les choses. Un projet de développement plus constructif peut alors commencer.
Vers des formes d'engagement plus personnelles. "Mais, plus concrètement, j'ai l'impression que chacun fait ça selon son propre chemin, que tout le monde n'a pas les mêmes objectifs, les mêmes envies." (volontaire) |
4.1. Les circonstances de l'ajustement.
D'après Watzlavick, la confusion est une phase nécessaire pour retrouver un minimum d'ouverture par rapport à la situation. Tel semble effectivement être le cas pour le volontaire. Presque aussi soudainement qu'il avait sombré dans la confusion, il découvre des aspects de la situation qui font résonner en lui de nouvelles motivations.
"Finalement, c'est pas si mal !" "Bon, au début je me suis dis bon je vais pas rester deux années ici, c'était vraiment clair. Mais vers le quatrième mois, il y a des choses qui m'ont un peu calme, je me suis dis "bon, finalement, c'est pas si mal tout ça. C'est difficile, et j'ai vraiment eu besoin de quatre ou cinq mois pour changer d'esprit." (volontaire) |
L'ouverture à de nouvelles réalités apparaît comme le principal point commun entre les volontaires dans le cadre de cette phase. L'ouverture sur la situation s'accompagne généralement d'une réinterprétation de l'expérience, celle-ci apparaissant alors sous un jour nouveau, plus positif que celui caractérisant la phase de confusion.
Un second point commun réside dans les propriétés de l'implication symbolique émergeant de cette phase : elle apparaît à la fois plus "congruente" et plus réaliste. Elle présente également une plus grande complexité : elle se compose de formes à la fois plus nombreuses et plus variées que celles caractérisant l'implication anticipée.
Concernant l'ensemble de la population volontaire, la phase d'ajustement se caractérise par une plus grande dispersion au niveau des façons de vivre et de rendre signifiante cette expérience. Débarrassés d'un certain nombre de stéréotypes et libérés de prémisses associés à leurs anticipations, les volontaires finissent pas s'ouvrir à des aspirations en phase avec les données de la situation.
Parmi eux, un grand nombre réalise, en fin de compte, une expérience à la hauteur de ce qu'ils avaient souhaité, même si elle s'avère un tant soit peu différente de celle, au départ, pressentie.
Les satisfactions associées à la phase d'ajustement n'ont, cependant, rien à voir avec l'euphorie des premiers mois, elles témoignent d'une plus grande maturité dans le cadre de laquelle le volontaire prend le temps d'aborder les situations plus en profondeur. Il découvre la complexité, les ambiguïtés et les contradictions d'un contexte par rapport auquel il se positionne de façon plus personnelle. En dépit de nombreux renoncements, cette phase aboutit souvent à des formes de réalisation de soi, de l'ordre de celles auxquelles les volontaires avaient pu aspirer dans le cadre de leurs anticipations et dont ils avaient plus ou moins fait le deuil à la suite de la phase de confusion.
4.2. Fonctions de l'implication lors de la phase d'ajustement.
4.2.1. La mise à jour des contradictions de la situation.
Face aux données qu'il découvre, le volontaire ne tarde pas à reconstruire un positionnement et à se redéfinir par rapport à la situation. Libéré de son complexe d'utilité, le volontaire peut enfin se mettre à l'écoute des aspirations que son inconscient peut, maintenant, lui donner à ressentir. Il est, entre autres, désormais capable d'accepter des formes de rétributions.
Il est, pour commencer, en mesure de redéfinir le référentiel auquel il destine sa présence, prenant ainsi en charge de nouveaux engagements. Les changements par rapport aux engagements initiaux sont souvent considérables. Le volontaire peut, par exemple, passer d'une optique professionnelle à une volonté d'intégration dans la population. Inversement, les idéalistes peuvent devenir très cyniques.
Le projet reste, bien entendu, au centre de ses préoccupations, mais libéré, dans la plupart des cas, de l'angoisse de la performance technique, le volontaire l'aborde différemment. La réalisation de ses engagements n'est plus un moyen de vérifier son utilité, mais une façon de se réapproprier les objectifs du projet et d'affirmer son point du vue sur la situation. L'engagement devient un repère en lien avec des opinions plus personnelles sur l'Afrique, le développement et le monde associatif. Tout comme les formes anticipées, il exprime le rôle que le volontaire entend jouer.
L'ouverture sur la situation qu'opére le volontaire lui permet d'intégrer, en premier lieu, les ambiguïtés et les contradictions inhérentes à la situation et à sa présence. Il assume ces données à travers des engagements, dans le cadre desquels certains sont capables de faire la part des choses entre le projet, leur rôle et ce qu'ils sont par ailleurs. Ils attribuent ainsi, de façon plus équitable, les responsabilités relatives aux difficultés rencontrées.
Accepter des situations mal définies sans forcément se remettre en cause. "Franchement, nos déplacés ne sont plus vraiment frais : ils datent de 91-92 à peu près. Ils n'ont pas forcément besoin d'une grande couverture médicale. Au point de vue sanitation, on s'occupe d'eux, mais comme on pourrait s'occuper de n'importe qui d'autre. Il n'y a pas franchement une situation d'urgence au sens classique MSF." |
D'une façon générale, le volontaire ne valorise plus seulement ses compétences techniques, mais fait également valoir l'expertise qu'il a peu à peu acquise concernant les problématiques de développement.
4.2.2. Vers une ouverture à ce que pensent vraiment les autres.
Paradoxalement, ce recentrage opéré sur lui-même donne au volontaire une plus grande ouverture aux autres. Il acquiert aussi une capacité d'écoute dont le projet peut bénéficier. Il saisit mieux comment ses interlocuteurs se positionnent par rapport à la situation.
De leur côté les populations parviennent mieux à cerner le volontaire. En effet, les motivations altruistes, dont celui-ci se prévalait durant les premiers mois, leur semblaient étranges, voire suspectes. Ses interlocuteurs ne parvenaient pas à saisir le "véritable" sens de sa démarche. Par la suite, le volontaire admettant des formes de rétributions et assumant le droit à satisfaire ses propres aspirations, apparaît à leur yeux, plus "normal" et plus "clair".
La relation avec les populations progresse également au niveau de la communication non verbale : le volontaire est plus à l'aise, il adopte un rythme plus en phase avec l'environnement social et culturel dans lequel il vit.
Par rapport aux autres volontaires, il est davantage en mesure de prendre ses distances vis-à-vis des normes sociales. Il admet plus facilement qu'ils ne sont pas tous semblables : qu'ils n'ont pas tous les mêmes aspirations et les mêmes valeurs. Ses affinités deviennent, ce faisant, plus sélectives.
Par rapport à l'association, il comprend mieux, désormais, la nature et les valeurs sur lesquelles se fonde son projet ainsi que ce qu'elle attend de lui. Il reste enclin à défendre ses propres points de vue, mais se trouve davantage en mesure de le faire. Il est maintenant capable de négocier sans "se braquer". Cette capacité à échanger s'ajoute à la crédibilité que lui confère, "de fait", son ancienneté.
Vers une meilleure compréhension des attentes de l'association. "...mais ça, c'est un truc que tu acquiers sur le terrain, c'est pas un truc qu'on te dit voilà comment il faut faire. et puis en fait, c'est sur le terrain que tu apprends, que tu découvres au fur et à mesure ce qu'on attend de toi." (volontaire) "Après tu arrives à reconnaitre des trucs : ça c'est MSF, ça c'est pas MSF, même dans ton langage tu es MSF. Ç a MSF peut pas le faire, c'est pas notre mandat; Tu vois tous ces trucs là que tu acquiers." (volontaire) "L'idée d'MSF, tu l'as pas. On te dit par exemple qu'on est un truc neutre impartial ..fin une ONG sans distinction de races, de religions de politiques, c'est dans la charte ..fin, tu l'as pas au départ. Tu vois des militaires dans un hôpital, ça te viens pas à l'idée de dire "ben non". Tu l'apprends au fur et à mesure ou par exemple quand il y a des journalistes qui viennent pour t'interroger, tu sais pas toujours ce qu'il faut dire." (volontaire) |
Suite à ce recadrage, les engagements qui composent l'implication symbolique peuvent, ainsi, changer de forme, autrement dit ils peuvent développer des modes et des référentiels différents de ceux anticipés. Mais des transformations au moins aussi importantes s'opèrent au niveau de leur nature et de leurs propriétés. Dans le cadre de la phase de projection, ces engagements se fondaient, le plus souvent, sur une vision relativement stéréotypée de l'action humanitaire, induisant des scénarios manichéens lui conférant le rôle de "sauveur". Ils intègrent, dans le cadre de cette phase, des expressions à la fois plus réalistes, plus congruentes et plus complexes.
4.3. Les propriétés de l'implication symbolique ajustée.
4.3.1. Un engagement plus réaliste.
L'acceptation des limites de la situation. "Il y a des gens que j'aime sincèrement bien mais ça ne peut pas aller trop loin par exemple s'ils viennent à une soirée, les discussions resteront toujours superficielles. Les seuls trucs que l'on discute longtemps c'est quand on parle de la France ou de l'Afrique. Mais ils ne me confient pas leurs problèmes, je ne leur confie pas mes problèmes parce que c'est hors d'atteinte pour eux, et leurs problèmes sont un petit peu hors d'atteinte pour moi." (volontaire) |
Les résistances décrites à propos de la phase de projection relèvent de mécanismes "ordinaires", mais se révèlent, dans le contexte du volontariat, particulièrement marquées. Cette intensité met en évidence le caractère crucial des enjeux qui se jouent pour le volontaire. La réalité qu'il construit, à travers les visions qu'il projette sur la situation, reste précaire et se trouve maintenue au prix d'importantes dissonances.
La phase de projection permet sans doute d'amortir une partie des chocs inhérents aux premiers temps de l'expérience, mais elle ne peut pas indéfiniment se perpétuer. Le volontaire est, tôt ou tard, amené à admettre l'existence de certains faits et l'absence de certains autres.
L'ajustement relève d'un principe de réalité comparable à la réfutation des hypothèses scientifiques. Si, dans l'absolu, le volontaire pourrait percevoir la situation à travers toutes sortes d'interprétations, toutes ne sont pas forcément compatibles avec ses caractéristiques objectives et sociales.
La construction de l'expérience vécue est amenée, à un moment ou un autre, à prendre en considération ce que les réalités substantielles donnent à voir et ce que les réalités sociales laissent entendre.
4.3.2. Un engagement plus congruent.
L'acceptation de ses propres ambiguïtés et contradictions. "Je ne me le cache pas... je me le suis caché pendant longtemps mais j'ai fini par m'avouer que je voulais faire de l'humanitaire avant tout pour voyager." (volontaire) "Oui... au départ, je voulais aider l'autre et en fait je me suis rendue compte que c'était pour moi même... un jour quelqu'un m'a fait remarquer : "si il y avait pas des gamins qui crevaient de faim tu ne pourrais pas voyager... " c'est vrai que ça m'avait un peu choquée qu'il m'ait dit ça, j'étais découragée, j'étais déçue quelque part. Et puis l'envie de continuer a pris le dessus."(volontaire) |
Les refoulements effectués par le volontaire dans le cadre de la phase de projection avaient pour effet de l'écarter de son "véritable" ressenti. Libéré des enjeux relatifs aux normes décrivant ce que doit être et ce que doit penser un "bon volontaire", l'individu dispose d'un accès plus large et plus direct à son univers inconscient. Il devient plus conscient de ce qu'il sait, de ce qu'il ressent et de ce qu'il juge. Cette correspondance plus profonde entre la conscience et l'expérience vécue est décrite par Rogers (1961) en terme de "congruence".
Cette congruence passe par le renoncement à certaines aspirations, mais elle génère des sentiments d'unité, de continuité et d'intégrité, conformes à ceux recherchés par la conscience. Elle se prolonge au niveau de l'expérience sociale : selon Rogers, l'individu s'acceptant mieux est davantage en mesure d'accepter les autres.
Les théories de Rogers sont, sur le plan scientifique, très contestées. On leur reproche, entre autres, des problèmes d'ordre méthodologique. Nous pensons, cependant, que son concept de "congruence" décrit, de façon assez juste, l'unité et le sentiment de soi dont la plupart des volontaires font l'expérience, à l'issue de la phase d'ajustement. De même, l'idée d' "acceptation inconditionnelle" de soi exprime assez bien la capacité de certains volontaires à accepter leurs propres contradictions.
4.3.3. Un engagement plus complexe.
La multiplication et la diversification des engagements. "A la limite, je pense que la générosité existe quand même, mais s'il n'y avait pas ce côté voyage je ne sais pas ce qu'on ferait. Je pense que quand on en parle avec les gens, on s'aperçoit qu'il n'y a pas que ça. Y a pas à avoir honte de dire qu'on part aussi pour soi." "Alors on est pris en sandwich entre des bailleurs qui veulent accélérer les choses et une population de base qui nous reproche d'aller trop vite. Et nous, faut qu'on tienne compte des deux" |
L'intégration de la complexité et des contradictions qu'il reconnaît à la situation comme à lui-même se traduit le plus souvent par une multiplication et une diversification des référentiels faisant, dans le cadre de son implication symbolique, l'objet d'un engagement.
Cette complexification peut prendre trois formes :
- des engagements correspondant à des formes d'implication nuancées. Les modes qui les caractérisent ne peuvent être situés pas de façon univoque sur l'une ou l'autre des trois catégories retenues dans le premier chapitre (intrinsèque, calculatrice et aliénante). Ils s'inscrivent, en fait, à mi-chemin entre deux. Ce cas s'apparente à l' "Impliqué" de Thévenet (1992), celui-ci mêlant des éléments d'implication intrinsèque avec des éléments d'implication calculatrice ;
- une implication composée d'engagements dérivés de la même "base". Le volontaire se positionne par rapport aux différents aspects de son expérience, en référence à un engagement de base. Autrement dit, il déduit les modalités des relations développées à l'égard des différents référentiels, en fonction de ce qu'ils signifient par rapport à cet engagement dominant. Ils peuvent ainsi être intégrés en tant que corollaire, moyen ou entrave à la réalisation de ce dernier. Le volontaire constitue, ce faisant un système cohérent, exempt de contradictions ;
- une implication composée d'engagements distincts. Le volontaire considère les différents aspects de la situation, en tant que tels. Ses engagements émergent au fur et à mesure de ses expériences et de ses rencontres. Il ne se positionne plus en fonction de ce qu'il devrait logiquement ressentir s'il dérivait ses autres engagements, mais intègre ce que, face à ce référentiel, il ressent vraiment. La structure de l'implication ainsi composée par le volontaire est à l'image de la situation et de lui-même : complexe. Ce cas de figure rejoint le point de vue exprimé par Neveu, à propos de l'implication duale : les multiples engagements composant l'implication constituent, dans ce cas de figure, des construits distincts.
Nous nous référons, par la suite, à des volontaires combinant ces trois types de complexité implicationnelle. L'hétérogénéité des engagements ainsi intégrés peut toujours, dans le cadre de "méta-contextes" caractérisés par l'absence d'enjeux immédiats, être réduite par l'intermédiaire d'une rhétorique appropriée. Ces engagements demeurent, en revanche, face à des problèmes concrets, potentiellement contradictoires. Le chapitre suivant a précisément pour objectif de mettre à jour les façons dont le volontaire peut éviter ou gérer ces tensions.
Vers un engagement plus profond. "Ton engagement devient plus profond quand tu commences à connaître ce que c'est MSF. Là tu es d'accord ou tu n'es pas d'accord et tu ne veux plus t'engager. Et puis tu as aussi le fait qu'au fur et à mesure l'engagement devient important parce que tu participes. Au bout d'un moment, tu peux participer à telle ou telle décision qui peut faire changer complètement l'orientation de telle ou telle mission. Et donc là quand tu as cet aspect en tant que volontaire, forcément l'engagement a une autre dimension. " (volontaire) "L'engagement de la première mission, moi je le vois surtout comme une curiosité, oui c'est pas un engagement comme maintenant je le conçois." (volontaire) |
Ce réalisme, cette congruence et cette complexité donnent une portée tout autre à l'engagement signifié dans le cadre du discours. Sans aller jusqu'à des considérations substantialistes, on peut considérer qu'il a une plus grande authenticité, une réalité plus profonde, il a une autre valeur.
Cette congruence joue également dans la façon de vivre l'engagement dans la situation présente, d'être vraiment dans la relation avec l'autre. Seule cette authenticité dans la relation peut, croyons-nous, ouvrir à ces formes de décentration se rapprochant ce que certains appellent "l'altruisme".
Authenticité, présence dans la relation et altruisme. J'ai quelques images au Kurdistan, (c'est des choses que je n'ai jamais dit ailleurs), c'est un moment où je me suis toute donnée dans mon travail. Je me vois encore, c'est un moment précis, je l'ai fait et en même temps, j'en prenais conscience. Je faisais une perfusion à un petit enfant et je me sentais dans une position particulière, pas dans la technique, quoi ! bien sûr j'utilisais cette technique, mais je me sentais plein d'empathie, alors vraiment oui, je me sentais prête à tout donner pour l'aider. volontaire |
Le deuil d'un idéal. "Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d'une personne aimée ou d'une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc." (Freud, 1968) "Il y a deuil chaque fois qu'il y a perte, refus ou frustration....Le deuil est cette frange d'insatisfaction ou d'horreur, selon le cas, par quoi le réel nous blesse et nous tient, d'autant plus fortement que nous tenons davantage à lui." (Comte-Sponville, 1995) |
Le processus implicationnel décrit dans ce chapitre peut être rapproché du processus de deuil. Il s'agit plus précisément d'un processus de deuil contrarié, dans la mesure où le volontaire peine, en tout cas durant les premiers mois, à assumer l'absence de la situation anticipée. La phase de projection peut ainsi être rapprochée du déni de mort.
Ce n'est que très soudainement que le volontaire réalise la disparition de l'objet ainsi investi. La confusion, dans laquelle il tombe, s'accompagne dans presque tous les cas d'une déprime qui peut être rapproché de la dépression caractérisant les processus de deuil contrarié.Ce n'est que cette déprime achevée et le deuil consommé, que le volontaire réinvestit de nouveaux référentiels.
Si le processus implicationnel, interprété en terme de deuil est, parfois, si long et si laborieux, c'est qu'il ne touche pas seulement à la situation. Les référentiels dans lesquels s'implique le volontaire sont souvent profondément investis en terme d'image de soi; une image de soi située quelque part entre le moi idéal et l'idéal du moi. Ce deuil est, dans certains cas, associé à la cicatrisation d'une blessure narcissique.
Après avoir consommé le "deuil" d'une situation, dans laquelle il aurait pu jouer le rôle de "sauveur" (Berne, 1967), il reste au volontaire la possibilité d'une rencontre d'une très grande richesse et, éventuellement, l'opportunité d'introduire une modeste contribution, suffisante sans doute, pour légitimer, pour lui et pour les autres, le fait qu'il reste.