Chapitre 3
Admettant l'impossibilité de faire la part des choses entre les caractéristiques objectives de la réalité, et celles que lui attribue l'activité cognitive à travers lesquelles nous la percevons, nous faisons valoir la nécessité de postuler des cadres de références susceptibles de nous aider à isoler ces deux ordres. Compte tenu des paradigmes retenus, nous considérons la conscience comme le résultat d'une production inconsciente intégrant deux fonctions : . cognitive, elle vise à formaliser et à conceptualiser des perceptions permettant des échanges praticables avec le milieu ; . existentielle, elle exige des perceptions susceptibles de produire des sentiments d'unité, de continuité et d'intégrité transcendant l'hétérogénéité des réalités inconscientes. Ces trois sentiments impliquent une vision du monde mettant en évidence une altérité plus marquée que ce qu'elle est sans doute objectivement et un locus de contrôle interne attribuant à la conscience l'intention des comportements effectivement donnés à voir. Compte tenu de ces prémisses, l'action de la conscience sur les comportements peut être au moins de trois ordres : . le maintien des propriétés évoquées passe par des aménagements et des refoulements modifiant les perceptions de la situation à l'intérieur de laquelle l'inconscient conçoit les comportements ; . la conformité des comportements avec les intentions que s'attribue la conscience peut, en marge des autres déterminismes, faire l'objet de motivations; . enfin, le discours peut exprimer le positionnement de la conscience en vue de le faire partager. Partant de là, nous reformulons notre problématique à travers les questionnements suivants : 1. Dans quelle mesure les engagements signifiés par les volontaires participent-t-ils à la définition des problèmes? 2. Dans quelle mesure peuvent-ils peser sur les comportements ? 3. Dans quelle mesure orientent-t-ils les intentions attribuées à ces comportements? Fondée sur les mêmes postulats, notre épistémologie intègre certaines formes de continuité entre les connaissances ordinaires et les connaissances scientifiques. La différence n'est pas donnée, mais construite, à travers l'optimisation de certaines propriétés de la cognition. Elle reste subjective dans la mesure où les unités de sens sur lesquelles elle s'appuie pour structurer les perceptions dépassent les caractéristiques objectives du réel. Nous faisons par contre valoir la possibilité de gérer ces unités de sens à travers une réflexivité exercée de façon permanente. La démarche consiste à déconstruire la problématique et les concepts afin de réduire les sentiments et les normes implicites risquant de contaminer la réflexion. Nous répondons, ce faisant, au "critère de neutralité". Introduction. L'objectif de ce chapitre est d'expliciter les principes et les fondements en fonction desquels nous avons construit cette recherche. Cette explicitation intègre bien entendu les méthodes auxquelles nous avons recouru pour isoler des fragments de réalité, ainsi que les "techniques" utilisées pour les mettre en forme et les rendre signifiants. Nous précisons, dans ce cadre, la façon dont nous les avons effectivement mises en oeuvre. La pertinence des choix effectués à ce niveau dépend étroitement de la nature du projet de recherche développé. Nous considérons, dans cette perspective, le caractère structurant des cadres de références postulés à propos : - des réalités étudiées ; - du type de connaissances scientifiques que le chercheur tente de produire à leur sujet ; - des connexions que peut établir le lecteur entre ces deux mondes. |
postuler ce à quoi la cognition humaine ne peut accéder.
Cette partie précède, du point de vue de la logique, l'explicitation des cadres de références dans lesquels s'inscrit cette recherche : elle revient sur la nature et les enjeux qui président au choix des paradigmes.
Nous considérons, tout d'abord, un paradoxe susceptible, selon nous, de justifier le recours aux paradigmes.
Nous ne pouvons connaître le réel autrement que de la façon dont nous le connaissons
(Kant)
Partant de ce principe, il nous est impossible de faire la part des choses entre les caractéristiques propres au réel et celles que nous lui attribuons dans le cadre de notre activité cognitive.
Face à cette limite de la cognition humaine, le paradigme postule un certain nombre de caractéristiques que nous répartissons en deux catégories distinctes :
- l'ontologie. Elle regroupe des énoncés se prononçant sur la nature objective de la ou des réalités ;
- l'épistémologie. Elle intègre des énoncés relatifs à la nature et aux enjeux de la connaissance scientifique. Elle en établit les critères de pertinence.
Cette partie évoque la multiplicité et la diversité des paradigmes. Elle revient, en particulier, à travers les travaux de Lincoln et Denzin (1994), sur les démarches qualitatives et les différents paradigmes auxquels elles ont donné lieu.
Le paradigme constitue, selon nous, une différence fondamentale entre la connaissance scientifique et la connaissance ordinaire. Il répond à l'impossibilité que rencontre le chercheur, comme l'individu ordinaire, de faire la part des choses entre les caractéristiques objectives du réel et celles qu'il lui attribue dans le cadre de l'activité cognitive que constitue la recherche.
Un problème identifié de longue date. Cette frustration, quant à l'impossibilité de confronter nos connaissances à "la chose en soi", est évoquée par des auteurs relativement anciens : - Platon, à travers le mythe de la caverne, tente de faire comprendre que ce que nous percevons ne constitue, en fait, que les ombres du monde. Nous croyons le saisir tel qu'il est parce que nous n'avons aucune idée de ce qu'il est vraiment. Celui qui sort de la caverne illustre le fantasme de pouvoir toucher le monde et d'accéder au "Noumen" (Kant) ; - Kant établit une distinction entre "Phénomène" et "Noumen", ce dernier restant, selon lui, inaccessible. |
Alors que l'individu ordinaire tend à attribuer l'ensemble des caractéristiques qu'il perçoit à des réalités extérieures, le chercheur questionne la relation existant entre le réel et les connaissances qu'il produit à son propos. Il tente de mettre à jour la nature et les effets des activités cognitives qu'il met en oeuvre. Malheureusement cette réflexivité se heurte rapidement à l'impossibilité d'isoler l'un ou l'autre des deux termes. C'est dans ce cadre qu'intervient le paradigme.
Le paradigme constitue "un système d'hypothèses interconnectées qui guide l'investigateur" (Guba & Lincoln, 1994), un système de croyances sur le monde et la façon dont il doit être compris et appréhendé. (Denzin & Lincoln, 1994). Il apporte ainsi les réponses aux questions que se pose le chercheur à propos du réel et de la connaissance et auxquelles il n'est pas en mesure de répondre lui-même. Notons que le caractère paradigmatique d'un énoncé ne relève pas tant des contenus qu'il développe que de sa qualité de postulat.
La distinction entre "ontologie" et "épistémologie" vise à faire la part des choses entre l'objet et la connaissance, tout en établissant, ce faisant, les critères en vertu desquels la cognition scientifique peut surpasser la cognition ordinaire.
- l'ontologie se prononce sur la nature du réel. Elle distingue différentes catégories correspondant à des natures différentes. L'enjeu consiste à établir des frontières permettant de les distinguer. Elle précise également les relations existant entre ces différentes catégories, constituant ainsi une grille de lecture déterminant et permettant d'appréhender l'ensemble des phénomènes possibles. La cognition ordinaire constitue l'un des objets mis à jour dans ce cadre ;
- l'épistémologie précise la nature et les enjeux de la connaissance scientifique. Elle la définit souvent par rapport aux connaissances ordinaires. L'une des principales questions à ce niveau consiste à savoir si elles sont de même nature ou si la connaissance scientifique est susceptible d'ouvrir un accès fondamentalement différent sur le réel. Elle précise ainsi jusqu'où il est possible d'aller dans la connaissance du réel. Partant de là, elle pose un certain nombre de critères permettant d'évaluer le degré de concordance entre les connaissances produites et l'idéal qu'elle postule.
Le chercheur a à sa disposition de paradigmes nombreux et variés. Différentes considérations peuvent orienter son choix :
- il peut retenir celui qui correspond le mieux à ses convictions, autrement dit celui qui lui paraît le plus vraisemblable ;
- il peut considérer que ces énoncés n'étant, par nature, pas démontrables, le mieux est de privilégier celui qui se prête le plus efficacement à l'étude de la réalité à laquelle il s'intéresse.
C'est cette seconde option que nous retenons dans le cadre de cette recherche. Nous la qualifions "d'opportunisme paradigmatique" . Dans cette perspective, nous considérons les différents paradigmes comme autant d'opportunités et d'alternatives permettant d'aborder une réalité donnée. La qualité du paradigme n'est plus envisagée en termes de correspondance avec la réalité, autrement dit de vérité, mais par rapport à ses qualités heuristiques, c'est-à-dire la façon dont il aide le chercheur à penser la réalité qu'il étudie.
Notre choix repose, ainsi, plus sur la faisabilité du projet de recherche et le type de connaissances correspondant aux besoins exprimés par nos interlocuteurs professionnels, que sur nos convictions. Le paradigme retenu relève ainsi d'un arbitrage subjectif prenant en considération des enjeux relatifs, mais aussi extérieurs, à l'objet étudié.
Cet opportunisme se manifeste, notamment, dans le cadre d'une épistémologie intégrant différents critères en fonction des phénomènes considérés :
- nous retenons un principe de réfutabilité des faits substantiels objectifs que nous intégrons. Nous considérons par exemple qu'il est possible, par une investigation appropriée, de prouver si tel jour, à telle heure, tel volontaire a effectivement pris en voiture la femme du chef, et à tenu tels propos ;
- nous retenons, par ailleurs, un principe de vraisemblance pour tout ce qui concerne les faits symboliques, autrement dit que nous établissons à propos du sens que produisent les acteurs, notamment aux faits objectifs. Le sens que nous attribuons, à un acte donné, en termes d'implication est plus ou moins vraisemblable, compte tenu des propos tenus par le volontaire à ce sujet et des définitions des concepts sur lesquelles s'appuie notre interprétation.
Concernant le modèle théorique, autrement dit les relations que nous établissons entre ces faits substantiels et symboliques, notre objectif n'est pas tant de trouver comment fonctionnent réellement les choses, mais de produire une grille de lecture capable de rendre compte de l'ensemble des cas composant l'échantillon. Nous considérons, dans cette perspective, un critère d'exhaustivité.
Cette exhaustivité constitue une condition nécessaire à la validité scientifique des connaissances produites. Nous accordons, par ailleurs, autant d'importance à leur acceptabilité pour les acteurs et à l'utilité qu'elles représentent pour les responsables des associations en matière de gestion.
L'un des exemples les plus significatifs de notre opportunisme paradigmatique est, sans doute, notre position à propos du libre arbitre : nous avons délibérément choisi de lui attribuer une portée très limitée afin de mieux séparer les différents niveaux de réalité. C'est par l'intermédiaire de cette option que nous avons pu contenir l'action de la conscience sur les comportements à un niveau strictement cognitif.
Ce type d'arbitrage nous semble tout à fait compatible avec les positions épistémologiques retenues. Le paradigme participe au développement de connaissances que nous considérons comme construites.
Finalement, les seules convictions que nous fassions valoir concernent le doute sur la possibilité de produire des connaissances parfaitement objectives. Nous préférons assumer et gérer la subjectivité que nous attribuons à nos représentations plutôt que de la nier. Nous la prenons en considération à tous les niveaux de la recherche et mettons en avant la scientificité émergeant, peu à peu, d'une reflexivité exercée de façon permanente.
Nous assumons le paradigme retenu tout en admettant parfaitement le fait que d'autres paradigmes auraient sans doute tout aussi bien convenu, en nous offrant des opportunités et des contraintes différentes. Compte tenu du projet de recherche développé, nos choix nous apparaissent, , satisfaisants, tant du point de la validité que de l'utilité.
Notre recherche ne présente pas, au regard des principes épistémologiques adoptés, de validité externe. Elle procure, en contrepartie, des connaissances relativement approfondies cà propos des trois associations étudiées, tout en constituant des ressources possibles pour d'éventuelles études hypothético-déductives à propos de ce type d'organisation.
Avant d'aborder plus présicément les paradigmes présidant à cette recherche, nous revenons sur quelques uns des paradigmes possibles, principalement ceux habituellement associés aux démarches dites "qualitatives". Nous nous appuyons pour ce faire sur l'historique qu'en retracent Denzin et Lincoln (1994). Cette brève revue peut permettre au lecteur de mieux situer nos choix.
Historique des paradigmes "qualitatifs" dans les Sciences Humaines et Sociales. Le premier paradigme auquel recoururent les Sciences Humaines et Sociales fut le paradigme positiviste. C'est celui-ci que choisit Auguste Comte lorsqu'il fonda ces sciences. Importé des Sciences de la Nature, ce paradigme se caractérise par : - une ontologie substantialiste privilégiant les réalités substantielles, autrement dit des réalités ayant une existence en soi, en dehors des caractéristiques que lui attribue l'observateur. Ces réalités sont régies par des lois universelles déterministes ; - une épistémologie positiviste. Le positiviste, grâce, entre autres, à la démarche hypothético-déductive est en mesure de connaître la vérité de toute réalité. La validité de ces connaissances s'exprime notamment dans leur capacité à prédire les phénomènes. Connaissant les données de la situation initiale et les lois universelles concernées, ils sont en mesure de déterminer l'état de la situation dans l'avenir. De façon plus concrète, cette approche consiste à poser les lois sous la forme d'hypothèses qu'elle vérifie en calculant des coefficients de corrélation entre des corpus de données quantitatives. Cette démarche a pendant longtemps constitué l'unique référence en matière de recherche et reste aujourd'hui encore incontournable. L'ouverture des Sciences Humaines et Sociales à d'autres conceptions de la recherche est, semble-t-il, venue de la méthode. L'introduction des méthodes qualitatives avait au départ pour objectif de recueillir des données plus complètes par rapport à l'objet de recherche mais la nature de ces données a peu à peu immiscé le doute sur la démarche dans son ensemble. Les changements introduits par les méthodes qualitatives furent très progressifs, leur histoire peut être découpée suivant les phases successives que définissent Denzing et Lincoln. a. Le "modernisme" ou "l'âge d'or" (1950 - 1970) Les méthodes qualitatives furent introduites par le postpositivisme. L'ontologie et les procédures de recherche restent identiques à celles du positivisme mais les positions épistémologiques et méthodologiques sont renouvelées. Le paradigme postpositiviste part du principe qu'il existe une réalité extérieure, mais qu'elle "ne peut être totalement appréhendée", elle ne peut être qu'"approximée" (Guba, 1990). L'introduction des méthodes qualitatives correspond à "un moyen de capturer le plus possible" de cette réalité (Denzin & Lincoln, 1994). Dans le cadre de ce paradigme, les critères restent identiques, ils se fondent sur un idéal d'objectivité, seule la nature des données recueillies diffère. Les procédures qualitatives de recueil et d'analyse des données visent, à l'instar des démarches quantitatives, à rendre compte d'une réalité objective. b. "La confusion des genres" (1970 - 1986) Les données qualitatives se fondent en grande partie sur des entretiens réalisés auprès des acteurs. Suivant l'approche postpositiviste, le discours est avant tout conçu comme une réduction de la réalité dont les énoncés se révèlent vrais ou faux. Mais d'autres auteurs considèrent cependant que cette perception développée par les individus à propos de la réalité n'en est pas seulement une approximation,. Elle apparaît comme une réalité à part entière qui déploie ses propres logiques et ses propres significations, c'est une réalité construite. Au début des années 70, la recherche qualitative vit la montée en puissance de nouveaux paradigmes tels que l'interactionnisme symbolique et le constructivisme. Ces paradigmes existaient bien avant mais ils ne furent véritablement mobilisés que lorsque la richesse symbolique des données qualitatives fut prise en compte, les chercheurs découvrirent la réalité suivant une autre perspective qui restait à formaliser. L'ambition était de construire du sens à partir d'une situation donnée en s'intéressant aux représentations des acteurs. Le travail du chercheur prenait une tournure plus interprétative. Ces approches ne nient pas nécessairement l'existence d'une réalité objective : selon Husserl, la relation entre la perception et ses objets n'est pas passive. Il argumente que la conscience humaine construit activement les objets de son expérience. Ces principes, ces approches des réalités construites par les acteurs sont peu à peu devenus les fondements des études qualitatives. Mais les directions suivies à l'intérieur de ce cadre restent relativement variées.(Holstein & Gubrium, 1994) c. La "crise des représentations"(1986 - Aujourd'hui) Au milieu des années 80, les conséquences de ces nouveaux paradigmes furent peu à peu dénoncées. Les questions portaient essentiellement sur la valeur et la légitimité de la représentation produite par un chercheur socialement situé. "Maintenant des critères d'évaluation multiples sont en compétition et constituent l' "embarras" du choix. Il n'y a jamais eu autant de paradigmes, de stratégies d'investigation de méthodes d'analyse" pour s'inspirer et utiliser."(Denzin et Lincoln) L'existence de plusieurs paradigmes concurrents marque la fin du consensus minimum autour d'une ontologie jusque là considérée comme absolue. Le savoir produit est désormais relatif à ses présupposés. Ce n'est plus qu'une représentation en quête de légitimité. Ce contexte donne une autre dimension à l'exercice de réflexivité que constitue l'épistémologie. Celle-ci ne se limite plus à faire valoir sa conformité par rapport à des normes établies. Elle doit désormais se positionner par rapport à de multiples normes possibles. Par ailleurs la possibilité d'emprunter à différents cadres paradigmatiques fait que la définition de ses positions ontologiques, épistémologiques et méthodologiques peut devenir une création à part entière. C'est dans ce contexte que l'on peut considérer que "tous les chercheurs qualitatifs sont des philosophes dans le sens où leur démarche est guidée par des principes très abstraits" (Bateson, 1972). Ils sont plus ou moins contraints de s'inscrire dans le débat. d. La période actuelle La période actuelle se caractérise par la coexistence des multiples courants qui ont ponctué l'histoire des Sciences Humaines et Sociales. Différentes voies sont possibles pour intégrer cette diversité. Parmi celles-ci, le courant désigné sous le terme de "Gender Study" constitue sans doute celui qui pousse le plus loin le relativisme. Il s'agit d'études caractérisées par l'origine sexuelle, sociale et ethnique du chercheur. Ce courant illustre l'aboutissement du doute ; son relativisme absolu entérine la fin des certitudes établies au début du siècle par le positivisme. Ces "Gender Study" sont évoquées par Lincoln sous le titre de "Théorie critique et positions idéologiques reliées". Cette traduction ne rend pas bien compte de cette approche, nous l'interprétons comme une critique, par les minorités, de l'orthodoxie, de la partialité des savoirs établis par les WASP (White Anglo-Saxone Protestant). Dans le cadre de ce courant, la réalité est supposée accessible, mais elle est forgée par des facteurs ethniques, politiques, économiques et culturels : elle est structurée par de multiples sources de subjectivité. Autrement dit, la réalité est accessible, mais de façon partielle et partiale. Ces réalités subjectives sont cristallisées dans des structures, qui ne sont en fait que des réalités virtuelles ou historiques, autrement dit les institutions d'une société sont porteuses de l'idéologie dominante à un moment donné en un lieu donné, y compris au sein d'une contreculture. Les travaux des chercheurs sont médiatisés par les valeurs dont ils sont porteurs, en conséquence leurs conclusions ne peuvent être neutres. Partant de là, la "théorie critique" revendique un engagement dans l'action visant à transformer l'ignorance et les incompréhensions en une conscience plus informée et idéologiquement orientée. L'enjeu est de déterminer comment les structures doivent être changées (Guba & Lincoln, 1994). Le chercheur définit à partir de sa communauté d'appartenance, le bien et le mal, les changements qu'il préconise visent à favoriser les enjeux de cette dernière. Cette approche : le fait de concevoir des enjeux prenant en charge les enjeux de certains acteurs n'est, comme nous le verrons par la suite, pas très éloignée de notre vision des Sciences de Gestion. Une autre voie consiste à limiter les théories et les savoirs produits à des niveaux très locaux, à les ajuster à des problèmes particuliers. Nous retrouvons le pragmatisme des théories en gestion. Il n'existe pas de position établie, chacune développe quelques pertinences et une part d'ambiguïté. Le chercheur doit relier les avantages et les inconvénients relatifs aux enjeux de son projet de recherche. (Denzin et Lincoln) Ces deux voies nous rapprochent de certaines formes de la recherche-action qui constituent, croyons-nous une voie possible pour les Sciences de Gestion, celle-ci définissant ses connaissances non seulement en termes de validité mais aussi en termes d'utilité. Conclusion. "Toute représentation doit dorénavant se légitimer." L'introduction des méthodes qualitatives, qui avait initialement pour but de "capturer le plus possible" de la réalité extérieure, a eu des conséquences sans précédents sur les paradigmes de recherche en Sciences Sociales. Ce nouveau type de données soulève des ambiguïtés ouvrant de nouveaux champs que l'épistémologie n'a pas fini d'explorer. La diversité des paradigmes associés aux méthodes qualitatives immisce, selon Denzin et Lincoln, le doute à tous les niveaux de la recherche. Ce champ de la recherche est désormais caractérisé par un embarras du choix et, de ce fait, un choix embarrassant. Ce type de recherche est encore dans une phase où rien n'est définitivement établi : bien que désormais tolérée, elle ne bénéficie pas d'un consensus académique comparable à celui de son homologue quantitatif. Cet état des choses est à la fois une difficulté et une chance. Face aux multiples communautés interprétatives et aux différents critères d'évaluation qu'elles valorisent, le chercheur peut être tenté d'adhérer à un paradigme et adopter une sorte de "prêt à chercher" comme on "entre en religion" ; mais il a tout intérêt à saisir l'opportunité du choix pour créer une position à la mesure de son projet de recherche. "Toute représentation doit dorénavant se légitimer suivant une série de critères qui autorisent l'auteur (et son lecteur) à faire des connections entre le texte et la réalité dont il traite." (Denzin et Lincoln, 1994). Analyse et résumé de l'article de Denzin et Lincoln "Entering the fields of qualitative Research" in "Handbook of qualitative research" (1994) |
Conclusion sur les paradigmes.
Nous admettons la diversité et la complémentarité des différents paradigmes. Mais, contrairement aux "gender studies", nous refusons de tomber dans le relativisme absolu. Cette diversité n'implique pas, de notre point de vue, un renoncement à toute connaissance scientifique mais nous oblige simplement à admettre le caractère partiel de toute approche.
Cette perspective part du principe que la qualité d'un paradigme ne réside pas dans sa "vérité", mais dans les opportunités et les contraintes qu'il présente face à un besoin de connaissances donné. Il ne constitue qu'un élément du projet de recherche au même titre que la problématique, les concepts, les méthodes et les théories convoquées.
Sa contribution au projet consiste à découper la réalité à travers des catégories premières afin d'isoler et de rendre accessible les aspects de la réalité auxquels le chercheur s'intéresse. Notre enjeu est, en l'occurence, d'isoler la conscience et de limiter ses actions sur les comportements à des niveaux strictement cognitifs.
Nous rejoignons ainsi Lincoln et Denzin (1994) pour qui l'objectif du travail effectué au niveau des paradigmes consiste à créer une position ouvrant un accès praticable vers le réel, tout en établissant les critères de sa pertinence. La recherche produit des savoirs, ainsi que la démarche suivant laquelle ils sont produits.
La partie suivante présente de façon approfondie les positions ontologiques et épistémologiques qui caractérisent notre paradigme. Notre ontologie mêle des énoncés d'inspiration constructiviste et d'autres de nature plus substantialiste reconnaissant des réalités objectives. De même, notre épistémologie à dominante, elle-aussi, constructiviste, intègre, entre autres, un critère de réfutabilité. Nous mettons ainsi en pratique un principe de complémentarité des paradigmes.
2. Ontologie : quelle place pour la conscience ?
Le dispositif méthodologique que nous avons mis en place intègre des observations de situations, où des acteurs travaillent ensemble à la réalisation d'objectifs communs. Il comprend également des entretiens à l'occasion desquels les volontaires nous ont expliqué comment ils participaient au développement des populations et les mobiles qui les avaient fait choisir de devenir "volontaires". Partant de là, nous questionnons les liens entre les intentions affichées et les comportements observés.
Ces liens ne peuvent être d'emblée établis. N'ayant pas accès à l'inconscient des individus, il ne nous est pas possible de statuer sur la portée des intentions qu'ils affichent. Eux-mêmes ne sont pas en mesure de faire la part des choses entre les causes objectives de leurs comportements et celles qu'ils leur attribuent dans le cadre de leurs activités cognitives. Nous sommes, partant de là, obligés d'introduire différents postulats touchant aux fonctionnements de l'individu et à la façon dont il détermine ses comportements.
Nous avons d'ores et déjà, à l'occasion de la conceptualisation des phénomènes décrits par l'implication, introduit différents niveaux de réalité. Il s'agit, à présent, de les mettre en relation et de les intégrer dans le cadre d'un système cohérent. L'un des principaux objectifs de cette partie consiste, dans cette perspective, à isoler la "conscience" et à envisager l'influence qu'elle peut avoir sur les comportements.
Nous décrivons les activités inconscientes de l'individu à travers le modèle de Nuttin. Nous n'y revenons que très brièvement dans la mesure où sa restitution dans le cadre de notre système ontologique ne modifie pratiquement pas ses contenus.
2.1. Le caractère déterminant de l'inconscient.
Nous avons, pour les besoins de la relation substantielle, retenu la théorie de Nuttin, dans la mesure où elle nous permettait d'intégrer un ensemble de phénomènes relativement hétérogènes à l'intérieur d'un même cadre d'analyse.
Nuttin retient comme unité de référence le processus comportemental dans le cadre duquel l'individu entre en relation avec le monde. Cette relation constitue, à ses yeux, la vocation de la condition humaine et c'est autour de ce phénomène qu'il construit son modèle.
La relation avec le monde est pour lui fondatrice de l'existence humaine : en dehors, l'individu n'existe pas et ne peut connaître le monde. Il considère ce qu'on désigne par personnalité comme un ensemble de structures "Moi-Monde" ayant pour vocation de se réaliser. Dans cette perspective, Nuttin considère les motivations comme des besoins d'établir des relations avec des objets précis.
La théorie de Nuttin permet d'envisager la continuité entre :
- les relations potentielles avec des objets gardés en mémoire ;
- les processus cognitifs dans le cadre desquels l'individu perçoit l'objet ;
- les processus comportementaux dans le cadre desquels il interagit avec le monde.
Cette théorie permet d'intégrer un certain nombre de propositions auxquelles nous nous réfèrerons par la suite pour évoquer ce type de réalités.
Prolongeant sa réflexion, nous considérons tout d'abord l'existence de structures "Moi-Monde" à caractère négatif. En dehors des processus comportementaux visant à les éviter ou à détruire l'objet, elles restent à l'état de potentiel à travers des peurs et des haines.
Nous situons les phénomènes décrits par Nuttin au niveau de l'inconscient. Nous considérons, dans cette perspective, trois types de structures distincts :
- des structures affectives correspondant à des relations recherchées en fonction des satisfactions et des plaisirs qu'elles sont susceptibles d'apporter. Elles relèvent du "Ç a" et du désir ;
- des structures normatives s'intégrant aux normes sociales internalisées. Elles correspondent au "Surmoi". Elles donnent lieu à des relations motivées par des jugements de valeur ; elles définissent les comportements en termes de devoirs et d'interdits ;
- des structures cognitives correspondant aux "liaisons logiques nécessaires qui s'imposent à la pensée". (Piaget, 1971) .
Le monde n'existe, selon Nuttin, que dans la mesure où l'individu l'intègre. Cette perspective constructiviste n'exclut cependant pas l'existence de substances extérieures. Nous désignons sous ce terme des réalités objectives, des réalités dont l'existence et les caractéristiques ne dépendent pas de l'observateur. Nous considérons, à l'instar des positivistes et post-positivistes que ces substances sont régies par des principes essentiellement déterministes : ils suivent des lois liées à un système relativement stable.
Nous situons l'inconscient dans la même catégorie de réalités : partant du principe que les phénomènes, dont il est le théâtre, opèrent à l'insu de la conscience, nous considérons leurs caractéristiques comme objectives. Il est, lui-aussi soumis à des principes à caractère déterministe. Piaget situe ainsi les origines de l'inconscient cognitif au niveau des "coordinations nerveuses et organiques" (Piaget, 1971).
Le comportement résulte dans cette perspective des interactions entre ces différents déterminismes. Les structures inconscientes assimilent le monde en tant que contenu. L'inverse est, d'une certaine façon, vrai aussi : l'individu modifie la réalité "en fonction des orientations contenues dans l'acquis", autrement dit l'inconscient co-déterminant les comportements interfére avec les déterminismes externes.
Compte tenu de cette lecture, nous retenons, à propos des comportements :
- ils sont objectifs : ils existent indépendamment de la conscience ;
- ils sont surdéterminés par une hétérogénéité de structures prenant en considération différents éléments extérieurs.
Nuttin intègre la perception comme une forme possible de la relation. Dans son article sur "l'inconscient cognitif et l'inconscient affectif.", Piaget (1971)nous aide à mieux comprendre la nature de ces perceptions. Il parle, à propos de l'inconscient affectif, "des compositions énergétiques que cherche à dégager le psychanalyste" et des "complications de ses enchevêtrements dynamiques". Concernant l'inconscient cognitif, il évoque des "schèmes sensori-moteurs" ou "opératoires" déjà organisés en structures mais exprimant seulement ce que le sujet peut "faire" et non pas ce qu'il "pense".
La conscience intervient, selon Piaget, pour formaliser ces éléments sous la forme de représentations.
2.2. La conscience : cognition et sentiment de soi profond.
2.2.1. La nature représentationnelle de la conscience.
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"L'individu ne peut entrer en relation avec le monde qui l'entoure que par le biais de représentations(Barel, 1989)." Ces représentations constituent, selon Piaget, le propre de la conscience.
La "représentation consciente" : un pléonasme. "La reconstruction, qui constitue la conscience, consiste en une conceptualisation. L'inconscient cognitif ne comporte, en effet, pas de concepts en tant que représentation et l'idée même de "représentations inconscientes" paraît contradictoire bien qu'elle soit courante. " (Piaget, 1971) |
Selon Piaget, la représentation est une reconstitution à travers laquelle la conscience conceptualise l'expérience vécue par l'individu, elle apparaît, dans cette perspective, comme ontologiquement différente des "substances" inconscientes et extérieures.
Cette conceptualisation passe, toujours selon Piaget (1971), par deux activités en interaction :
- la perception de formes. Nuttin, comme la plupart des cognitivistes, pose le caractère interactif de l'activité cognitive : la (re)connaissance, autrement dit la perception, des formes résulte d'un arbitrage inconscient réduisant l'infinité des formes possibles . Il sélectionne et organise l'information à partir de catégories mémorisées ("memory-based") ou improvisées ("on line", Anderson (1981), Bassili (1989)). Ces catégories correspondent à un ensemble d'énoncés définissant les caractéristiques des objets qu'elle intègre. Ces énoncés se fondent sur des éléments de sens ;
- la production de sens. L'individu conceptualise les objets du réel à partir des caractéristiques qu'il leur attribue. Parmi ces caractéristiques nous distinguons celles qui, d'une part, peuvent être réfutées par les perceptions auxquelles elles participent, de celles qui, d'autre part, sont plus ou moins indépendantes de la réalité objective. Ces dernières correspondent aux sentiments et aux jugements que projette l'individu sur les objets de sa connaissance. Non réfutables, elles peuvent cependant en fonction des écarts qu'elles présentent par rapport aux réactions inconscientes, générer des sentiments de dissonance, .
Les représentations ainsi conçues constituent une construction faisant à la fois office de catégorie perceptive et d'appréciation de l'objet. Les sens produits peuvent être reliés les uns par rapport aux autres, structurant les perceptions dans le cadre de représentations plus complexes. Cette complexité demeure cependant limitée.
Réduire la complexité du réel. "Un individu ne peut appréhender qu'un nombre limité de choses à la fois. La raison fondamentale pour laquelle la définition de la situation par un responsable diffère largement de la situation objective est que celle-ci est trop complexe pour être saisie dans tout son détail. La conduite rationnelle implique la substitution à la réalité complexe d'un schéma de la réalité assez simple pour pouvoir être pris en charge par une activité résolutoire." (March et Simon, 1964) |
La représentation est très souvent abordée suivant une perspective cognitive. En effet, même si l'individu peut entrer en relation avec le monde à travers des schémas énergétiques non formalisés inconscients, elle demeure la manière dont l'individu prend conscience du monde. Sa fonction cognitive consiste à simplifier et ordonner le réel suivant une perspective opératoire.
La (re)mise en forme du réel ne se limite pas à des perceptions sélectives. Piaget (1971) considère qu'elle peut, également, extrapoler. Il la décrit comme une image permettant d'évoquer les objets absents et de prolonger ceux présents. La question se pose alors de savoir sur quels critères s'effectuent ces opérations.
2.2.2. Les contenus de la conscience, comme résultats d'activités inconscientes.
Les sociologues font valoir le rôle que joue l'environnement social et culturel dans la façon dont se développent et se structurent les représentations individuelles. Suivant les paradigmes retenus, ils situent ces influences à différents niveaux :
- l'Individualisme Méthodologique met en avant des formes d'ajustements résultant des interactions symboliques entre acteurs. La représentation individuelle intègre alors un certain nombre de grilles de lectures partagées avec les autres dont la fonction est d'assurer un minimum de compatibilité entre leurs logiques d'interprétation et d'actions.
- les paradigmes d'inspiration holiste font valoir l'internalisation de valeurs. Cette approche de la représentation fait, comme la précédente, valoir des représentations communes à tous les individus d'une culture donnée ; elle attribue, par contre, la plupart des variations entre individus aux positions qu'ils occupent au sein de cette société.
Ces deux perspectives forment un continuum dont les pôles suggèrent des logiques sensiblement différentes : les tenants de l'Individualisme Méthodologique tendent à considérer l'environnement social comme un ensemble de données extérieures, alors que le Holisme situe son influence au niveau de normes internalisées dans l'inconscient.
Une seconde approche des déterminants se situe effectivement au niveau de l'inconscient. Les psychologues s'intéressent aux contenus des représentations mais aussi à ce que la conscience ignore.
Les représentations comme résultat de processus inconscients. "Le sujet ne connaît ni les raisons de ses sentiments, ni leurs sources (donc tout le rattachement qu'ils comportent avec le passé de l'individu), ni le pourquoi de leurs intensités plus ou moins fortes ou faibles, ni leurs ambivalences éventuelles, etc.." (...) "L'inconscient cognitif consiste en un ensemble de structures et de fonctionnements ignorés du sujet sauf dans leurs résultats et c'est donc pour des raisons profondes que Binet a jadis énoncé sous des airs de boutade : "La pensée est une activité inconsciente de l'esprit." Par où il voulait dire que si le moi est conscient du contenu de sa pensée, il ne sait rien des raisons structurales et fonctionnelles qui le contraignent à penser de telle ou telle manière autrement dit du mécanisme intime qui dirige la pensée." (...) "Or, nous allons constater que sur ce terrain encore, si "la prise de conscience" est en général facile il existe par contre des cas où elle (la prise de conscience) est contrecarrée par un mécanisme inhibiteur que nous pourrions comparer au "refoulement" affectif (notion qui est l'une des plus grandes découvertes de la psychanalyse)." (...) "Nous nous trouvons ainsi dans une situation très comparable à celle du refoulement affectif : lorsqu'un sentiment ou une pulsion se trouve être en contradiction avec des sentiments ou tendances de rang supérieur (émanant du Surmoi, etc.), ils sont alors éliminés grâce à deux sortes de processus : une répression consciente ou un refoulement inconscient." (Piaget, 1971) |
Piaget considère les représentations, autrement dit l'ensemble des contenus de la conscience, comme le résultat d'activités inconscientes. Partant de sa pensée, nous croyons pouvoir distinguer :
- une activité inconsciente mettant à contribution les structures affectives, normatives et cognitives dont la principale fonction est de "réguler les échanges avec le milieu" par l'intermédiaire, notamment, des comportements.
- une activité inconsciente mettant à contribution ces mêmes structures, mais avec, cette fois, pour vocation de reconstituer un certain nombre de contenus à l'attention de la conscience. Il s'agirait là de mécanismes distincts, organisés autour d'enjeux différents.
Piaget semble concevoir le refoulement comme un cas plus ou moins atypique, en référence à un fonctionnement dans le cadre duquel la conscience pourrait accéder à l'ensemble des contenus qui peuplent l'inconscient. Elle apparaît, dans cette perspective, comme une sorte de concentration de l'attention. Elle constituerait une forme de réflexivité se focalisant sur certains aspects d'une activité inconsciente dont elle serait, en quelque sorte, le témoin.
Le refoulement constitue, comme le montre Freud, un mécanisme de défense. Il empêche la conscience d'accéder à certains contenus, ce, tant au niveau des activités consacrées aux échanges avec le milieu qu'au niveau des activités de production des représentations. Le refoulement n'est, ainsi, pas perçu en tant que tel : la conscience ignore que l'inconscient lui cache certaines choses.
Cette approche rompt avec une acception ordinaire selon laquelle l'individu intègrerait d'un côté des contenus inconscients et, de l'autre, des contenus conscients. Dans la vision de Freud et de Piaget, on a une activité inconsciente autonome dont une partie est reconstituée, transformée à l'attention de la conscience.
Considérant le fait que les activités développées autour des échanges avec le milieu pourraient être, et sont, dans la plupart des cas, effectuées en l'absence de conscience, nous nous interrogeons sur l'utilité d'une telle aptitude. Nous questionnons, ce faisant, les "raisons" des refoulements et, d'une façon générale, des "lacunes" et des "déformations" de la "prise de conscience" (Piaget, 1971). Piaget fait valoir une finalité proche de celle soutenue par Festinger (1957) : la réduction des dissonances cognitives ; il s'agirait, pour l'inconscient, de réduire l'hétérogénéité et les tensions existant entre les divers déterminismes qu'il intègre afin de donner à la conscience une certaine cohérence.
2.2.3. Unité, continuité et intégrité de la conscience .
La question de l'utilité de la conscience. Le sens commun se donne une idée tout à fait insuffisante (pour ne pas dire erronée) de la prise de conscience, en se la représentant comme une sorte d'éclairage qui projetterait la lumière sur des réalités jusque là obscures, mais sans rien y changer d'autre (de même qu'une lampe de poche allumée en un recoin quelconque rend brusquement tout visible sans modifier quoi que ce soit dans les positions ou les relations des objets). Or, la prise de conscience est bien davantage que cela puisqu'elle consiste à faire passer certains éléments d'un plan inférieur inconscient à un plan supérieur conscient et que ces deux paliers ne sauraient être identiques, sinon il n'y aurait pas de problèmes et le passage serait aisé, ce qui n'est pas le cas. La prise de conscience constitue donc une reconstruction sur le plan supérieur de ce qui est déjà organisé, mais d'une autre manière, sur le plan inférieur et les deux questions sont alors celle de l'utilité fonctionnelle de cette reconstitution et celle de sa procédure structurale (Piaget, 1971). Un sentiment d'unité construit en réponse à l'hétérogénéité des identités sociales. Erikson (1968) évoque un " sentiment subjectif et tonique d'une unité personnelle et d'une continuité."Fisher (1987) suggère "un principe qui donne une cohérence à la multiplicité des expériences sociales." Pour Dubet (1994), "la conscience n'est pas un être, mais une activité produite par la conversation intérieure entre "Moi" et "Je", dans laquelle "Je" n'est pas un super "Surmoi", ni une conscience morale plus forte, mais une distance aux "Moi", aux rôles et aux intérêts. (le "Moi" est lié à un rôle, il est donc multiple.") |
L'article de Piaget met l'accent sur les fonctions cognitives de la conscience. Erikson (1968), Fisher (1987) et Dubet (1994) la considérent comme une unité et une continuité émergente.
Croisant ces deux perspectives, nous considérons la conscience comme une "attention particulière" permettant à l'inconscient de formaliser, conceptualiser et structurer un ensemble de contenus (Piaget, 1971) issus des structures affectives, normatives et cognitives à travers lesquelles il saisit le monde extérieur (Nuttin, 1965). La conscience ainsi conçue aurait deux fonctions intimement liées : une fonction cognitive et une fonction existentielle.
La fonction cognitive aurait pour vocation de produire des données suffisantes pour permettre à l'inconscient de réguler les échanges avec son milieu. Cette activité consiste essentiellement à définir les objets extérieurs par rapport à soi et à se définir par rapport eux. Prolongeant la structure "Moi-Monde" (Nuttin, 1965) au niveau symbolique, nous considérons que l'Individu et le Monde ne peuvent être définis en dehors de leurs relations.
La fonction existentielle viserait à dépasser l'hétérogénéité du social (Fisher, 1987 ; Dubet, 1994) et l'hétérogénéité des motivations inconscientes (Louart, 1992), à travers des représentations attribuant à l'individu un minimum d'unité, de continuité et d'intégrité .
Compte tenu de ces trois propriétés, le sens qui préside aux représentations ne serait plus seulement un moyen de structurer les perceptions, mais constituerait, par ailleurs, une fin en soi.Ces deux fonctions sont en tension : la conscience peut être conçue comme un équilibre possible entre :
- d'un côté, une activité cognitive qui, pour pouvoir réguler ses échanges avec des milieux multiples et hétérogènes, demande des adaptations et des ajustements locaux ( ex. identités multiples)
- d'un autre côté, une définition de soi par rapport au monde répondant aux principes d'unité, de continuité et d'intégrité.
Pour Dubet (1994), c'est précisément de l'hétérogénéité de "l'expérience sociale" [et nous serions tentés de rajouter : de l'hétérogénéité de l'expérience vécue, en général ], que peut émerger une conscience plus ou moins indépendante des milieux particuliers dans lesquels elle évolue.
Afin de respecter l'unité, la continuité et l'intégrité de la conscience, l'inconscient produit des représentations de l'individu et de son environnement sensiblement différentes du scénario que nous avons retenu pour rendre compte de leurs relations objectives. Ces représentations font, en particulier, valoir une altérité relativement aboutie et un locus de contrôle plus total.
L'altérité entre soi et le monde constitue une condition fondatrice des trois propriétés retenues. L'individu ne peut être et demeurer "Un", qu'à partir du moment où il peut se concevoir comme une entité différente et distincte du milieu dans lequel il évolue. Il situe, le plus souvent, ses frontières au niveau de son enveloppe corporelle.
Ce besoin d'altérité se manifeste également par le fait que les représentations tendent à attribuer aux objets extérieurs les caractéristiques ressenties à leur égard. Comme le souligne le premier des trois paradoxes relevés par Louart, l'individu considère ses perceptions comme objectives.
L'intégrité passe, entre autres, par l'idée d'une capacité à se déterminer. Cette détermination passe par la possibilité de contrôler et de gérer un tant soit peu ses interactions avec le monde. Son unité se trouve garantie par une certaine autonomie. Ces différents éléments se concrétisent par le locus de contrôle qu'elle tend à s'attribuer par rapport aux comportements de l'individu (Heider, 1944). La conscience ne se conçoit pas comme un organe contemplatif, elle prétend disposer d'un libre arbitre et l'exercer de façon plus ou moins permanente.
Quéré (1990, 1993) fonde sa théorie de l'action sur un principe de cet ordre : l'individu se réapproprie ses comportements et confère un sens à ce qu'ils donnent à voir. A travers le "langage de l'action" (Quéré), il découpe, dans la continuité de "ce que donne à voir" (Quéré) son activité corporelle, des fragments plus ou moins étendus, qu'il identifie comme conduite et auxquels il attribue des intentions. Cette approche permet, comme nous le souhaitions de séparer la réalité des comportements et la réalité des représentations : l'individu construirait son libre arbitre sur la base de comportements, par ailleurs, déterminés.
Une telle distinction entre le monde subjectif des représentations et le monde objectif des comportements réduit considérablement la portée possible de l'engagement signifié par rapport à la contribution. L'influence de l'inconscient sur la conscience est totale dans la mesure où il détermine l'ensemble de ses contenus. Nous posons à présent la question d'une éventuelle interaction.
2.3. L'action de la conscience sur les comportements et les discours.
Indétermination de l'inconscient et fonction de la "prise de conscience". Du point de vue de l'utilité fonctionnelle, (...) la prise de conscience se produit à l'occasion d'une désadaptation, car, lorsqu'une conduite est bien adaptée et fonctionne sans difficulté, il n'y a pas de raison de chercher à en analyser consciemment les mécanismes (...). Au contraire losqu'un réglage actif devient nécessaire, ce qui suppose des choix intentionnels entre deux et plusieurs possibilités, il y a prise de conscience en fonction de ces besoins eux-mêmes (...). Quant à la procédure structurale, la reconstitution qui constitue la prise de conscience consiste en une conceptualisation. L'inconscient cognitif ne comporte, en effet, pas de concepts en tant que représentation... (Piaget, 1971) |
Nous considérons donc, à la suite de Piaget, que la conscience intervient lorsque l'inconscient ne parvient pas à se déterminer. Nous situons cette indétermination au niveau de la définition de la situation et de ce qui s'y joue.
Piaget souligne que lorsque l'environnement est clair et que les opportunités de "faire" qu'il présente sont en phase avec les schèmes sensori-moteurs dont dispose l'individu et que les objets présents résonnent de façon univoque avec les charges affectives et normatives dont il est porteur, la conscience n'est pas tenue d'être présente. L'inconscient interprète et traite les données de l'environnement suivant des automatismes allant dans le sens des déterminismes que nous avons jusque là admis à propos des comportements.
La prise de conscience, autrement dit sa concentration sur l' "ici et maintenant", intervient soit lorsqu'une ou plusieurs données présentent un caractère équivoque compte tenu des schèmes interprétatifs jusque là acquis par l'inconscient, soit lorsque la situation propose deux voies possibles entre lesquelles ce dernier ne parvient pas à se déterminer.
2.3.1. La définition des problèmes.
Concernant la définition de la situation, la conscience intervient pour conceptualiser et mettre en forme une situation apparaissant quelque peu ambiguë. Cette formalisation est le résultat d'une analyse effectuée par l'inconscient ; la conscience lui permet d'expliciter et de clarifier ses perceptions et ses ressentis ; elle constitue un support l'aidant à mettre à jour les différentes alternatives.
La conscience ne se limite pas à ordonner les perceptions de la situation. Cette activité se trouve en interaction avec une production de sens explicitant les enjeux qui se jouent dans ce cadre. Les différentes alternatives sont en fait définies, en fonction de ce qu'elles représentent en termes affectifs, normatifs et pratiques. Lorsque l'inconscient hésite sur le comportement à adopter, il explore, par l'intermédiaire de la conscience, différents scénarios possibles.
Partant de là, nous considérons que la conscience, est susceptible d'influer sur les comportements dans la mesure où elle pose le problème et détermine les réponses possibles. Autrement dit, elle précise le champ de contraintes et d'opportunités à l'intérieur duquel les comportements peuvent être envisagés, compte tenu d'une mise en forme orientée par les enjeux de la conscience en termes d'unité, de continuité et d'intégrité et susceptible d'exiger l'aménagement et le refoulement de certaines données.
2.3.2. Les motivations à maintenir l'intégrité de la conscience.
Concernant les comportements effectivement adoptés, nous considérons l'éventualité d'une participation de la conscience aux déterminations dont ils font l'objet. Les intentions que la conscience souhaite leur attribuer ont pour principale vocation de maintenir l'unité, la continuité et l'intégrité de la conscience.
L'intégrité de la conscience se réfère au sentiment d'une certaine indépendance et d'une possible autonomie. Ce sentiment est, entre autres, associé à la possibilité de contrôler un tant soit peu le cours des évènements et, ce faisant, de pouvoir exprimer ses préférences. Nous considérons, ce faisant, un besoins d'autodétermination (Deci & Vroom, 1970) s'exprimant, dans le cadre de notre ontologie, à des niveaux, au départ, représentationnels.
Ce sentiment repose essentiellement sur l'attribution d'un locus de contrôle interne (Heider, 1944) dans le cadre duquel l'individu se considère à l'origine des évènements dans lesquels il se trouve pris. Suivant la perspective explorée par les "Théories de l'Action" (Quéré, 1993), il se réapproprie ce que donnent à voir ses comportements en identifiant certaines actions et en les dotant d'intentions.
Le libre arbitre nous apparaît donc comme un "construit" au même titre que l'altérité. Il peut être (ré)introduit indépendamment des logiques qui déterminent, en "réalité" (objective), les comportements.
Nous considérons cependant que les arbitrages et les choix effectués dans ce cadre peuvent, dans certains cas, peser sur les mécanismes inconscients. La continuité et l'intégrité de la conscience constituent des valences suceptibles de motiver l'individu. L'adéquation entre les comportements et les intentions évite l'attribution d'un locus de contrôle externe ou l'activation de mécanismes de refoulement, contribuant ainsi à des sentiments de congruence.
La vérification du libre arbitre constitue donc une motivation au sein de la multitude et de l'hétérogénéité de celles qui peuplent originellement l'inconscient. Elle peut, en cas d'indétermination, soit par défaut soit par des contradictions neutralisantes, "tirer son épingle du jeu" et contrôler, ne seraît-ce qu'un instant, les processus comportementaux ou, dans un moindre mesure, y participer.
Cette contribution, a priori, marginale peut, ainsi, suivant les cas compter parmi les facteurs explicatifs. Nous considérons que cet accessoire peut devenir, sur "un grand nombre" de comportements, un facteur susceptible de dépasser les lois du hasard. Les pressions ainsi exercées ne demandent pas forcément des comportements spécifiques mais des apparences compatibles avec les intentions prises en charge.
2.3.3. Le discours : construction et expression de la conscience.
L'influence de la conscience sur les comportements s'applique également au discours. Celui-ci peut être considéré comme une action de l'individu sur la matérialité langagière, Glady parle ainsi de comportements en langage.
Comportement d'une nature particulière, le discours intègre au moins trois fonctions :
- une fonction sociale : dans le cadre des interactions symboliques avec les autres, il vise à définir le sens des situations partagées et des comportements dont elles sont le théâtre, en particulier de ceux produits par l'individu ;
- une fonction pratique : toujours dans le cadre des interactions symboliques, le discours peut servir à négocier les enjeux détenus par les autres acteurs. Il peut s'agir d'enjeux symboliques comme les signes de reconnaissance ou d'enjeux pratiques. Il s'agit, dans ce second cas, de s'accorder sur les modalités de la transaction ;
- une fonction cognitive : dans le cadre des interactions symboliques ou sous des formes plus intimes telles que l'écriture, le discours peut constituer un prolongement de la conscience lui permettant de mettre en forme ses représentations et, ce faisant, de les exprimer.
a. Les fonctions sociales
Les deux premières fonctions nous ramènent à des modalités identiques à la détermination des comportements "classiques" dans le cadre des motivations inconscientes. Le langage constitue alors, comme le conçoit Glady (1996), un espace structuré par des règles précises au sein duquel l'individu et les autres interagissent, s'efforçant chacun de leur côté d'obtenir des effets conformes à la réalisation de leurs enjeux.
La façon dont les autres définissent l'individu par rapport à la situation, autrement dit l'implication (sociale) qu'ils lui prêtent, est susceptible d'orienter ses comportements à partir de deux niveaux :
- cette définition peut être internalisée dans l'inconscient et opérer directement sur le désir de façon à ce que celui-ci prennent des formes "socialement acceptables" (Michel, 1989)
- elle peut apparaître à la conscience comme une structuration de l'espace social définissant un champ d'opportunités et de contraintes plus ou moins favorable à la réalisation des enjeux visés.
b. La fonction cognitive.
La fonction conceptuelle du langage peut tout d'abord se réaliser en marge des interactions symboliques sous la forme d'un monologue réflexif. Il permet à l'individu de formaliser la "situation présente", de définir ce qui s'y joue, à savoir les enjeux impliqués et les différentes alternatives possibles.
Lorsque la "situation présente" n'implique aucun enjeu social ou pratique susceptible de retenir l'attention, la conscience peut, par l'intermédiaire du discours revenir sur le sens des expériences passées et se projeter dans l'avenir. C'est ainsi que se développe, selon nous, l'implication symbolique à long terme : l'individu se définit par rapport à une situation relativement vaste et durable, contribuant ainsi à une unité, une continuité et une intégrité plus étendues.
La question des rapports entre langage et pensée consciente donne lieu à de nombreux débats impliquant en plus des Sciences Humaines et Sociales, la métaphysique. Au moins deux questions se mêlent :
- la pensée peut-elle se développer indépendamment du langage ?
- le langage constitue-t-il un simple support ou joue-t-il un rôle plus structurant ?
Piaget (1971) évoque les formes brutes de la pensée inconsciente : des charges affectives et des schémas opératoires tout en considérant la conceptualisation représentationnelle comme l'apanage de la conscience. Il rejette, par ailleurs, la séparation entre conscient et inconscient au profit d'un continuum : en dehors des contenus refoulés, la conscience peut, en se concentrant, explorer l'inconscient. Piaget semble ainsi poser la formalisation des représentations, la conceptualisation comme fondatrice de la conscience. Les contenus qui peuplent l'inconscient sont plus ou moins formalisés et, ce faisant, plus ou moins conscients. Cette conceptualisation passe, sans doute, par des formes plus visuelles, mais nous posons le langage comme son support de prédilection.
Concernant la seconde question, la socio-linguistique considère que les caractéristiques intrinsèques du langage, comme, entre autres, les règles de l'énonciation, ont une action structurante sur la pensée. L'article réalisé en collaboration avec M. Glady décrit, par exemple, le cas d'un volontaire déduisant des liens causals entre deux évènements sur la base de la proximité de leur énonciation. Le titre de l'article : "Le discours, expression ou construction de l'implication ?" (1996) suggère ainsi une certaine simultanéité de la pensée et de son énonciation. Le langage jouerait, dans cette perspective, un rôle essentiel dans la formalisation de la pensée.
Ce principe n'empêche pas de considérer la possibilité de pensées antérieures à leur énonciation actuelle. Anderson (1981), Bassili (1989), Pratkanis & Turner (1994) distinguent ainsi des attitudes dites "on line" et des attitudes dites "memory based" : élargies à la pensée, les premières se réfèrent à des pensées produites au fur et à mesure de leur énonciation, les secondes considèrent la possibilité de ramener à la conscience des pensées énoncées par le passé et donc, d'ores et déjà formalisées.
Piaget (1971) approfondit la question : il s'appuie sur la thèse d'Erikson pour considérer que le passé est sans cesse restructuré par le présent.
La question du souvenir. Piaget envisage deux alternatives possibles quant à la convocation de souvenirs : - la première consiste à considérer les souvenirs comme emmagasinés tels quels (ou stockés) dans l'inconscient, où l'évocation irait les retirer à volonté sans qu'ils soient pour autant modifiés ou réorganisés ; - la seconde conception revient au contraire à admettre que toute opération de la mémoire d'évocation comporte une réorganisation, autrement dit, que la mémoire travaille à la manière de l'historien qui, en s'appuyant sur quelques documents toujours incomplets, reconstitue le passé, en partie par déduction. Or l'existence de faux souvenirs suffit déjà à justifier cette seconde théorie, puisqu'ils se présentent à la conscience avec le même caractère de validité ou de réalité apparente que des souvenirs exacts." Piaget, (1971) |
La pensée apparaît ainsi mêlant conceptualisation "on line" et réactualisation de contenus antérieurs. Le discours apparaît, dans les deux cas, comme partiellement structurant.
Compte tenu de ces quelques éléments, nous considérons le discours comme l'action de l'inconscient sur la matérialité langagière visant à formaliser certains contenus sous la forme de pensées conscientes. La conscience et le discours, intérieur ou énoncé à voix haute, ne constituent, dans cette perspective, qu'une seule et même réalité. Nous retrouvons une articulation de l'ordre du signifié et du signifiant.
c. Interactions entre les deux fonctions.
Le problème est que les deux fonctions du langage, la fonction sociale et la fonction cognitive, ne s'effectuent pas systématiquement dans des contextes séparés. Les activités de l'inconscient régulant les interactions avec le milieu et celles relatives à la production de la conscience sont ainsi susceptibles d'interférer l'une sur l'autre, voire de s'opposer dans le cadre d'un seul et même discours.
La fonction cognitive exercée dans un cadre intime est ainsi, en partie, façonnée par des normes sociales inconscientes visant à donner aux pensées des contenus "moralement" acceptables. Elle peut, par ailleurs, se référer aux rôles que joue l'individu dans d'autres circonstances.
Comme le souligne Nuttin, la plupart des individus parviennent à faire la part des choses entre les définitions liées aux représentations sociales et les représentations personnelles. De nombreux psychologues, en particulier ceux qui se réclament du courant dit "humaniste", tels que Rogers, soulignent qu'un minimum de correspondance, entre les deux, contribue à l'équilibre de l'individu. Celui-ci peut, dans cette perspective, soit "assimiler" (Piaget, 1964) le social en s'identifiant à ses rôles, soit tenter de "l'accommoder" (Piaget, 1964) dans le cadre des interactions symboliques.
Suivant cette seconde perspective, l'individu peut vouloir faire valoir sa vision de la situation et la façon dont il se définit par rapport à elle. L'enjeu consiste à étendre l'unité, la continuité et l'intégrité de la conscience, en la vérifiant auprès des autres. Dans les contextes où se jouent des enjeux sociaux et pratiques, les discours, comme les autres comportements, peuvent être influencés par les motivations liées au maintien des propriétés par rapport auxquelles se définit la conscience. Ces motivations peuvent, dans certains cas, profiter des indéterminations des autres motivations.
L'influence ainsi exercée par la conscience sur les discours adressés aux autres est, sans doute, plus marquée que pour les autres comportements, dans la mesure où les marges de réappropriation de ces "actes" sont plus réduites. Alors que l'individu peut attribuer toutes sortes de sens à ce que donne à voir un comportement, il lui est plus difficile de "rattraper" un énoncé. Le locus de contrôle est, dans ce cas, plus "clairement" interne (Pfeffer & Salancick, 1978). Les seules marges dont il dispose se situent au niveau de l'interprétation :
- il peut, dans une certaine mesure, préciser ce qu'il a voulu dire ;
- il peut, également, expliciter pourquoi il s'est prononcé ainsi ; il peut, dans ce cadre, prétendre avoir "agi" par calcul, ou encore s'être soumis aux circonstances.
Conclusion sur l'ontologie : vers une reformulation de la problématique.
Nous arrivons, finalement, à ce que nous considérons comme une forme de constructivisme relativement nuancée, intégrant un certain nombre d'énoncés reconnaissant l'existence et l'importance de réalités substantielles.
Nous considérons le rôle déterminant de l'inconscient sur les comportements qui régulent les échanges avec l'environnement ainsi que sur les représentations qu'il formalise à l'attention de la conscience. Cette dernière n'apparaît qu'en tant qu'activité cognitive permettant à l'inconscient de formaliser ses perceptions tout en produisant des sentiments d'unité, de continuité et d'intégrité, ceux-ci passant, entre autres, par une altérité et un locus de contrôle interne, a priori, supérieurs à ce qu'ils sont "objectivement".
Outre une certaine cohérence, l'ambition de cette grille de lecture est d'aboutir à une vision praticable de la réalité.
La dominante constructiviste qui caractérise, selon nous, cette recherche ne réside pas tant dans le rôle que l'ontologie, sur laquelle elle s'appuie, attribue aux "représentations conscientes", que dans la place qu'elles occupent, dans le cadre de notre problématique.
Cette problématique questionne les influences possibles des engagements consciemment signifiés par les volontaires sur les comportements "normalement" déterminés par les motivations inconscientes. La série de postulats que nous venons d'exposer conditionne les réponses possibles : elle les restreint et les oriente.
Ces postulats ne prétendent pas détenir une "vérité" : les ontologies définies par les autres paradigmes auraient, sans doute, pu aboutir à des réponses tout aussi satisfaisantes. Ils constituent, néanmoins, un cadre de références à l'intérieur duquel il devient possible d'envisager et de situer différents cas de figures concernant la portée de l'engagement.
Compte tenu de ces postulats, notre problématique peut être reprécisée sous la forme de trois nouvelles questions :
Vers une reformulation de la problématique.
1. Dans quelle mesure les engagements signifiés participent-ils à la définition des problèmes pratiques et sociaux rencontrés en situation et auxquels les comportements ont pour vocation de répondre ?
2. Dans quelle mesure peuvent-ils contribuer à la détermination des comportements effectivement mis en oeuvre pour répondre à ces problèmes ?
3. Dans quelle mesure interviennent-ils dans les intentions attribuées, a priori ou a posteriori, à ces comportements ?
3. Epistémologie : les spécificités de la représentation scientifique.
Notre approche de la réalité considère l'existence d'une réalité substantielle tout en intégrant des réalités construites individuelles et sociales. Notre position ontologique peut, partant de là, être qualifiée de substantialo-constructiviste.
Le constructivisme est un paradigme, aujourd'hui, très en vogue. Des chercheurs, de plus en plus nombreux, se reconnaissent sous cette étiquette. Admettant l'existence d'une réalité construite par l'individu, ils pensent partager une conception identique de la recherche. Cette convergence sur une ontologie du même ordre peut être trompeuse dans la mesure où de multiples positions épistémologiques peuvent, partant de là, être envisagées. Le constructivisme ne nous semble, ainsi, pas constituer une forme unique et cohérente ; il nous apparaît être un ensemble composé de formes dont certaines se révèlent difficilement compatibles.
Ontologie Epistémologie | réel substantiel | réel symbolique |
recherche objective | objectivité | objectivité |
recherche subjective | subjectivité | subjectivité |
Ce tableau nous permet de distinguer, au moins, deux formes de constructivisme distinctes. A partir de l'idée suivant laquelle les individus (re)construisent le monde :
- certains pensent pouvoir rendre compte de façon objective des phénomènes à l'oeuvre ;
- d'autres se résignent à les interpréter de façon plus ou moins vraisemblable.
Les premiers envisagent une épistémologie d'inspiration plutôt positiviste, en partant du principe que la recherche scientifique pourrait, en quelque sorte, "transcender" la cognition humaine. Par des méthodes spécifiques, elle pourrait accéder aux réalités substantielles ou construites sans avoir à passer par des représentations subjectives ; elle serait ainsi en mesure de produire des connaissances objectives. La dimension constructiviste de leur paradigme se limite, dans cette perspective, à l'ontologie.
Concernant cette recherche rejoint la seconde alternative. Nous n'introduisons pas de rupture ontologique entre les connaissances scientifiques et les connaissances ordinaires. Nous admettons et assumons le caractère représentationnel de la connaissance scientifique. Que nous considérions la réalité objective ou la réalité construite par l'individu, nous nous estimons contraints, pour pouvoir structurer nos perceptions, de produire notre propre signification et nos propres catégories.
Partant de là, la question épistémologique qui nous préoccupe porte sur les différences possibles entre la représentation scientifique à laquelle nous prétendons et la représentation ordinaire évoquée dans la partie ontologique. Les réponses envisagées font valoir des formes de rigueur et la systématisation de certaines aptitudes. Ces efforts aboutissent à des différences de degré concernant un certain nombre de paramètres que nous retenons comme critères de scientificité.
3.1. De la réflexivité à la neutralité.
Pour l'individu ordinaire, la qualité de la représentation réside, avant tout, dans son caractère opératoire, elle doit lui permettre d'établir des relations convenables avec son milieu. D'une façon générale, nous considérons que dans sa vie quotidienne, l'individu n'a pas conscience de l'activité cognitive qu'il met en oeuvre (Piaget, 1971 ; Quéret, 1990, 1993, Louart, 1990). Watzlavick (1975) attribue, d'ailleurs, une part importante de ses difficultés à changer au fait qu'il ne perçoit pas les prémisses implicites qui bornent sa pensée (Boudon, 1993).
La recherche scientifique se caractérise, quant à elle, par un effort de réflexivité supérieur à celui habituellement exercé. Cette reflexivité s'exerce, le plus souvent, de façon privilégiée au moment de choisir les méthodes. Il s'agit, comme nous le faisons ici, de se positionner par rapport à un certain nombre de principes afin de déterminer la ou les méthodes les plus appropriées au type de recherche effectuée. Quelle que soit la portée de cette reflexivité, il nous apparaît souhaitable de l'étendre à l'ensemble de la recherche..
La réflexivité visée comprend ainsi deux phases distinctes :
- la première consiste à revenir comme nous le faisons dans ce chapitre sur un certain nombre de questions relatives à la connaissance et à ses objets, de façon à déterminer le cadre de références dans lequel s'incrit la recherche ;
- la seconde réside dans la mise en oeuvre systématique de ce cadre en vue de garantir la cohérence de l'ensemble construit.
Dans l'absolu, l'ensemble des énoncés introduits dans le cadre de cette recherche devraient être compatibles avec les cadres de références introduits à l'occasion de cette partie.
Partant de là, ce qui menace le plus le chercheur, c'est l'intégration de significations implicites et de prémisses mal identifiées (Boudon, 1993). En effet, il risque, dans ce cadre, d'introduire des énoncés fondés sur des principes opposés ou tout simplement extérieurs aux cadres ontologiques et épistémologiques retenus. Ces énoncés pourraient, peu à peu, contaminer sa réflexion et la rendre "fragile"(Boudon, 1993) tant du point de vue des critères de validité scientifique annoncés que de la cohérence globale.
Une déconstruction systématique des énoncés auxquels se référe la recherche peut contribuer au repérage des significations implicites dont ils pourraient être porteurs. Cette déconstruction reste, en tout cas, absolument nécessaire au niveau de la problématique. Il s'agit de (re)questionner, systématiquement, tous les faits qu'elle introduit afin de voir s'ils peuvent être assumés.
De la question du degré d'implication intrinsèque à la question du type d'implication. La problématique : "Comment l'association peut-elle gérer l'implication intrinsèque des volontaires ?" est porteuse d'un postulat implicite : elle part du principe que ces derniers développent effectivement ce type d'orientation. Ce fait aurait très bien pu se vérifier, dans la mesure où la proportion d'implication intrinsèque dans l'organisation est, sans doute, plus élevée dans les associations que dans les entreprises. Nous serions alors passé à côté de ce qui nous apparaît comme un élément important de cette recherche : une tendance, plus générale, à la multiplication et à la diversification des formes d'implication, tant du point de vue de l'effectif que sur le plan individuel. Cette seconde série de faits est le résultat d'une formulation élargie de la problématique : "Comment les associations peuvent-elles gérer l'implication des volontaires ?" |
Cette déconstruction se prolonge, ensuite, au niveau des concepts et de leurs définitions. Nous avons ainsi considéré qu'il était souhaitable de revenir sur le concept d'association. Il correspond à un type d'organisation qui demande, compte tenu de sa rareté au sein des Sciences de Gestion et de la place qu'il occupe au sein de notre recherche, à être redéfini. Le chercheur arrête cette déconstruction lorsqu'il assume avoir à faire à un objet suffisamment éloigné de son questionnement et faisant l'objet d'un relatif consensus.
Cette phase de déconstruction fait, ensuite, place à une phase de reconstruction. Celle-ci consiste à expliciter, le plus précisément possible, le sens des termes introduits. La définition des concepts qui composent la problématique est un exercice allant dans ce sens.
L'utilité de cette explicitation réside dans la possibilité de mettre à jour une définition adaptée au projet de recherche, mais aussi et surtout de la partager avec le lecteur. Identifiant parfaitement le sens des concepts utilisés, il est en mesure de saisir la portée des perceptions auxquelles la recherche lui permet d'accéder.
L'adaptation et la pertinence du sens produit par rapport à l'objet étudié peuvent être établies a priori : c'est le cas de la démarche hypothético-déductive ou progressivement, au fur et à mesure de la recherche : c'est le cas de la démarche empirico-formelle. C'est cette dernière que nous adoptons, le sens de notre problématique et de nos concepts s'est construit peu à peu, en interaction avec la perception des objets auxquels ils nous donnaient accès.
Les enjeux de la réflexivité sont la cohérence interne et des connaissances exemptes de jugements de valeur et de sentiments. Partant de là, la question est de savoir si de telles connaissances peuvent être qualifiées d'objectives.
Ayant admis le caractère réprésentationnel de la connaissance scientifique, tout un continuum de points de vue restent possibles entre :
- ceux qui considérent la représentation comme une simplification de l'objet visant à donner une perception "exacte" de ses éléments "essentiels" . Cette approche se retrouve, avec des ambitions différentes, dans le positivisme et le post-positivisme ;
- ceux qui admettent le caractère nécessairement subjectif de la connaissance et considérent que la production de sens constitue un moyen d'accéder au réel.
Nous tendons du côté des seconds : nous ne cherchons pas à limiter le sens produit, nous tentons seulement de bien le cerner afin de maintenir une certaine neutralité.
Le sens reste, en effet, de notre point de vue, pour le chercheur comme pour l'individu ordinaire, le principal vecteur de perceptions. Compte tenu des paradigmes retenus, il fonde les catégories à travers lesquelles le chercheur, comme tout individu, ordonne le monde et accède aux choses. Nous considérons que ce dernier ajoute une structure et un sens aux réalités et les investit, ce faisant, de sa subjectivité, dès l'instant où il introduit sa propre problématique et ses propres concepts, que ce soit pour interpréter un discours ou expliquer une réalité substantielle. Il tend ainsi à poser sur eux un point de vue partiel et donc partial.
Seules les "Théories critiques", autrement appelées "Gender Study" sont en mesure d'assumer jusqu'au bout une telle partialité. Les autres branches du constructivisme se réfèrent, quant à elles, au principe de "neutralité" (Krefting, 1991 ; Guba & Lincoln, 1994) celui-ci équivalant au critère d'objectivité positiviste.
Cette neutralité ne signifie pas, selon notre interprétation, que le chercheur n'est pas subjectif mais qu'il s'efforce, autant que possible, de ne pas juger et de ne pas s'émouvoir. Cette neutralité nous semble un idéal vers lequel peut tendre le chercheur. La problématique et les catégories développées ont ainsi pour seul enjeu d'accroître les perceptions de l'objet. Cette neutralité peut être obtenue suivant deux tendances différentes : soit le chercheur privilégie le point de vue d'un acteur ou d'un groupe d'acteurs, soit il met en oeuvre une triangulation lui permettant de faire entendre les voix des différents acteurs impliqués. Dans cette perspective, tous les cas de figures sont, de son point de vue, égaux.
3.2. Différents niveaux possibles de scientificité.
Notre deuxième grande partie correspond à un type de connaissance que nous croyons pouvoir qualifier de classique. Elle répond aux critères de cohérence et de neutralité. Dans cette perspective, les différents cas de figures possibles concernant l'expérience des volontaires apparaissent parfaitement égaux. Nous situons les analyses du pouvoir et de la performance dans cette catégorie, étant entendu que, même si elles se réfèrent aux associations en général, elles n'ont aucune validité externe.
Les connaissances produites dans la première et la troisième partie du chapitre 5, (l'analyse du contexte et l'étude de la contribution du volontaire) ainsi que celles introduites dans la seconde partie du chapitre 8 (la présentation des trois associations) ne peuvent prétendre aux mêmes qualités que les connaissances développées à propos de l'expérience du volontaire proprement dite. Elles correspondent à des représentations, sans doute, "plus informées et plus sophistiquées" (Janesick, 1994) que d'ordinaire, mais n'ayant pas fait l'objet d'une déconstruction aussi poussée que les autres, leur neutralité ne peut être totalement garantie. Leur validité plus incertaine est compensée par leur utilité, pour ne pas dire leur nécessité, par rapport à la compréhension des phénomènes situés au centre de notre modèle : le sens de l'expérience vécue par les volontaires ne peut être véritablement compris, sans faire référence aux contextes dans lesquels elle s'inscrit. Nous situons ces connaissances à mi-chemin entre connaissances ordinaires et connaissances scientifiques.
Concernant la troisième partie (les chapitres 8, 9 et 10), le principe de neutralité, auquel nous nous référons, intègre des modalités sensiblement différentes de celles retenues pour la deuxième : nous "jugeons" tout restant relativement neutre : nous mettons en suspens notre propre subjectivité au profit de celle de nos interlocuteurs.
Cette partie applique les connaissances produites dans la partie précédente, à la conduite des associations étudiées et, plus précisément, à leur gestion des Ressources Humaines. Nous introduisons, pour ce faire, un dispositif de recherche-action que nous définissons comme la prise en charge, par la recherche, de finalités différentes de la recherche classique : il s'agit de produire des connaissances contribuant effectivement à l'efficacité de nos interlocuteurs au niveau de la réalisation de leurs enjeux . Nous nous réapproprions ces enjeux, afin d'évaluer la qualité des pratiques actuelles et de mettre à jour certains potentiels. L'objectif est d'interpréter les responsabilités qu'ils prennent en charge, tout en restant fidèle à leur point de vue.
La valeur ajoutée évoquée par Igalens (1994) consiste, pour nous, à dépasser les exigences effectivement retenues, dans le cadre de pratiques marquées par les contraintes de l'action présente, en les mettant en perspective par rapport à des enjeux à moyen et long termes et des principes plus généraux.
Nous considérons l'utilité des connaissances produites, par rapport à la GRH des associations étudiée, comme une finalité égale à celle concernant leur validité. Nous dérivons, ce faisant, vers des formes d'audit Ressources Humaines et des questions qui se posent quant à la compatibilité de tels enjeux avec les objectifs scientifiques, par ailleurs, visés.
Nous anticipons le passage du rôle de chercheur au rôle de consultant, par un découpage se référant aux types de connaissances associés aux différentes finalités. Nous séparons les connaissances issues d'une approche classique de la recherche (Partie 2, chapitres 5, 6 et 7) et les connaissances obtenues dans le cadre du dispositif de recherche-action (Partie 3).
Cette troisième partie est elle-même scindée en deux parties :
- d'un côté, une approche globale de la contribution, faisant valoir les similarités des contextes et des enjeux des trois associations étudiées (chapitre 9 et 1ère partie du chapitre 10) ;
- d'un autre côté, des analyses plus spécifiques abordant les problèmes propres à chacune des associations (2ème partie du chapitre 8, 2ème et 3ème partie du chapitre 10).
Exposé | Qualité des connaissances produites | Enjeux |
chapitre 5, 2ème partie + chapitres 6 & 7 + chapitre 9, 1ère partie + chapitre 10, 1ère partie | connaissances scientifiques validées par rapport aux terrains étudiés. validité externe a priori nulle | produire un modèle capable de rendre compte de l'ensemble des faits symboliques et matériels construits sur la base des données recueillies. |
chapitre 5, 1ère et 3ème parties + chapitre 8 | connaissances intermédiaires (à mi-chemin entre ordinaires et scientifiques) | rendre compte du contexte. |
chapitre 9, 2ème & 3ème parties | recherche-action : évaluation des types idéaux en fonction des enjeux des acteurs partenaires de la recherche (les responsables RH). | "utilisation" des connaissances, évaluation des phénomènes en termes de performance. |
chapitre 10, 3ème partie. | Diagnostic et pistes de réflexion. | appropriation des connaissances par les partenaires ; opérationnalisation précèdant l'intervention. |
La subjectivité assumée dans le cadre de cette recherche se situe au niveau du sens produit dans le cadre de notre problématique et de nos concepts ; elle implique, entre autres, une vision sélective des données de la situation. Nous renonçons ainsi au critère d'objectivité caractérisant les paradigmes positivistes . Ce renoncement n'épuise cependant pas la question épistémologique ; il ne précise pas le statut que nous conférons à nos représentations scientifiques : "quelles vérités" peuvent-elles apporter ?
3.3. Réfutabilité et vraisemblance.
3.3.1. Réfutabilité des représentations se référant à des faits "objectifs".
La subjectivité est, d'ordinaire, considérée comme l'opposé de la vérité. On considère, habituellement, que cette dernière n'est accessible que dans le cadre d'une totale objectivité. Nous avons renoncé à "l'isomorphisme" de nos représentations par rapport leur objet, mais nous prétendons néanmoins rester dans le champ du possible et respecter, ce faisant, un "principe de réalité".
En effet, bien que nous nous référions à une épistémologie à dominante constructiviste, nous intégrons le critère de réfutabilité défini par Popper (1934).
L'exemple des cygnes. Le principe de réfutabilité est illustré par "l'exemple des cygnes". La proposition "Tous les cygnes sont blancs." ne peut être vérifiée dans la mesure où il est impossible de recenser l'intégralité de cette population. Il est, en revanche, possible de la réfuter, dès l'instant où l'on découvre un cygne noir. Popper (1934) |
La vérification d'un énoncé sur un échantillon ne garantit pas sa "vérité", par contre, la découverte d'une preuve, d'une occurrence contraire à celui-ci, suffit à le réfuter de façon définitive. Pragmatiques, les post-positivistes admettent les énoncés vérifiés sur un échantillon représentatif comme "vrais" jusqu'à preuve du contraire.
La réfutation d'un énoncé peut procéder d'au moins deux cas de figure :
- la loi qu'il décrit se révèle en fait contingente. Suivant un processus de cumulation des connaissances, l'énoncé réfuté est intégré dans une théorie plus large dont il constitue un cas de figure possible ;
- la vérification d'une loi sur un échantillon représentatif peut être le fruit d'une coïncidence. C'est ainsi que des découvertes scientifiques, telles que celle de Galilée, ont pu "balayer" tout un ensemble de modèles jusque-là tenus pour vrais.
Ce critère de réfutabilité s'applique aux représentations scientifiques comme aux représentations ordinaires. La complexité du réel associée à son absence de sens donnent lieu à un infinité de formes possibles. Cette infinité ne permet cependant pas toutes les formes. C'est ainsi que certaines représentations aboutissent à des perceptions fausses et sont susceptibles d'être réfutées.
La mise en oeuvre de ce principe exige, comme le précise Popper, des énoncés "réfutables". Ils doivent, ainsi, se référer à des caractéristiques objectives de réalités substantielles. Une partie des connaissances produites dans le cadre de cette recherche répond à ce critère et sont, de ce fait, susceptibles d'être réfutées. Parmi les connaisances produites dans le cadre de cette recherche, nous considérons réfutables :
- une partie des faits sur lesquels s'appuie notre modèle : celles se fondant sur des données d'observations, comme par exemple, le fait que tel jour, à telle heure, nous nous trouvions à tel endroit avec tel volontaire et que celui-ci a pris en voiture telle personne de tel village ;
- les faits énoncés par les volontaires dans le cadre des entretiens, comme par exemple, le fait qu'un volontaire soit en poste depuis tant de temps ;
- les faits discursifs, comme le fait que tel volontaire ait prononcé telle phrase.
3.3.2. Vraisemblance des interprétations.
La pertinence des connaissances réside dans la correspondance entre les configurations des variables et les logiques énoncées, elle se réfère au moins autant à l'acceptabilité des sens produits pour les acteurs compte tenu de leur expérience vécue.
Dans cette perspective, les représentations fondent non seulement des perceptions réfutables, mais aussi des significations plus ou moins vraisemblables, en référence du sens produit par les acteurs. La vraisemblance ainsi visée n'est pas tout à fait la même suivant que :
- on se demande ce qu'a exactement voulu dire l'acteur ;
- on questionne l'univers symbolique, les croyances sur lesquelles se fonde ce qu'il a voulu dire ;
Dans le premier cas, le chercheur interprète le discours en se référant exclusivement aux catégories de l'acteur. Dans le second, il crée ses propres concepts, ajoutant à son discours, un sens supplémentaire.
Le cas de l'analyse littéraire. Le problème est semblable à celui de l'analyse littéraire : face à une oeuvre donnée, doit-on : - rechercher le sens qu'a voulu lui donner l'auteur ? - rechercher le sens qu'il a probablement voulu lui donner ? - considérer qu'une fois l'oeuvre achevée, le lecteur en dispose? Suivant cette troisième alternative, le lecteur s'affranchit des "intentions" ayant prévalu à la rédaction du texte, pour rechercher ses sens possibles et/ou imaginables, compte tenu de ses propres questionnements ? |
La troisième démarche, ci-dessus évoquée, amène le lecteur à donner, à ajouter du sens à l'oeuvre étudiée. Il s'agit là d'un énoncé essentiel à la compréhension des modes d'interprétation retenus dans le cadre de cette recherche : les sens pris en considération ne sont pas ceux visés par le locuteur, mais l'ensemble de ceux, explicitement ou implicitement mis en oeuvre, pour ce faire. Nous acceptons ainsi les énoncés sur lesquels s'appuie le volontaire au même titre que ceux auxquels il souhaite, délibérement, aboutir.
Tous les sens possibles et imaginables ne peuvent, cependant, pas, pour autant, être projetés sur le discours interprété. Il s'agit, ce faisant, d'éviter de sombrer dans des formes de relativisme absolu. L'issue nous est donnée par Umberto Ecco : toujours à propos de l'analyse littéraire, celui-ci précise que, partant d'un texte donné, toutes les interprétations ne sont pas recevables, certaines ne présentent, de toute évidence, aucune correspondance avec les énoncés qui le composent. Elles se trouvent réfutées par un principe de crédibilité.
La "crédibilité" est ainsi le terme consacré pour désigner la correspondance entre le sens produit par l'acteur et le sens qu'en retient le chercheur dans le cadre de sa représentation. Nous lui préférons cependant celui de "vraisemblance" de l'anglais "trustworthiness". Celui-ci désigne habituellement la validité globale du modèle produit dans le cadre d'une démarche dite "qualitative", la "crédibilité" n'en étant qu'un aspect. Ce glissement terminologique s'appuie sur l'idée que l'interprétation ne peut être appréhendée comme un acte isolé : elle implique, de notre point de vue, l'ensemble des composantes de la recherche : problématique, conceptualisation, théorisation, ontologie, épistémologie, etc.
Le chercheur (re)structure le discours en fonction de catégories et de problématiques différentes de celles du locuteur, tout en aspirant, cependant, à ce que celui-ci se reconnaisse dans le résultat. L'exercice peut être rapproché de la traduction : (Callon, 1986)
Les faits établis à propos de la forme d'implication du volontaire, à savoir son mode et le référentiel auquel elle se destine, sont ainsi plus ou moins vraisemblables. Cette vraisemblance peut être établie en confrontant nos interprétations à celles que ferait un autre chercheur face au même entretien. Nous avons mis en place des triangulations de cet ordre avec M. Glady dans le cadre de la rédaction d'un article présenté à l'AGRH.
3.3.3. Vers un modèle se référant à des critères multiples.
Nous reconnaissons et intégrons ainsi simultanément des réalités "objectives" et des réalités d'ordre symbolique essentiellement individuelles et accessoirement sociales. Ces faits peuvent être analysés en ces termes, mais en pratique, les données interprétées mêlent souvent différents niveaux d'analyse. Leurs frontières restent incertaines.
On peut, par exemple, établir, comme fait, qu'à un moment donné, dans un endroit donné, le volontaire a énoncé telles paroles. Ce discours prend ainsi une double nature : il est à la fois une forme objective donnée au langage et un ensemble de significations pouvant faire l'objet d'interprétations. Nous pouvons tour à tour considérer le fait de produire du sens et le sens produit.
De même, par rapport à nos propres observations, nous distinguons le sens que nous donnons à la situation par l'intermédiaire de nos concepts de ses caractéristiques objectives. Nous pouvons ainsi vérifier que tel jour, à telle heure, à tel endroit, le volontaire a refusé de prendre en voiture telle villageoise. On peut encore considérer l'exactitude de ses propos : "Je l'aurais bien fait, mais le règlement l'interdit" La qualification de ce comportement en termes d'implication intrinsèque dans l'organisation et dans les populations ne peut quant à elle être évaluée qu'en termes de vraisemblance.
De même, ces critères se mêlent au niveau de notre modèle. Nous considèrons sa validité autour d'au moins quatre critères :
1. Réfutabilité. Ce modèle doit tout d'abord être capable de rendre compte de l'intégralité des faits "objectifs" et des faits symboliques sur la base de notre interprétation dans le cadre d'une logique homogène et cohérente. Compte tenu des "bricolages" effectués tout au long de la recherche, ce critère se trouve, de fait, établi. Le modèle ne présente, en revanche, aucune validité externe, mais certains des énoncés pourraient faire l'objet d'hypothèses pour fonder des recherches quantitatives ultérieures.
2. Vraisemblance. Le sens de l'explication produite, doit, par ailleurs, être vraisemblable. Les acteurs doivent pouvoir reconnaître leur expérience vécue. Cette vraisemblance apparaît lorsque, rapporté à d'anciens volontaires, le modèle du processus implicationnel leur procure un sentiment d'évidence.
3. Utilité. La représentation de la réalité introduite par le modèle doit également être "efficace". Cette efficacité fait référence à sa pertinence par rapport aux enjeux de nos interlocuteurs. Celui-ci doit introduire un ordre intégrant les préoccupations des SRH; tout en leur donnant prise sur les réalités dont ils ont la charge. Il doit leur
permettre de situer leurs enjeux, tout en envisageant les possibilités de les réaliser. L'utilité ainsi définie n'induit pas forcément un modèle instrumental.
4. Pédagogie. De façon, sans doute, plus accessoire, la qualité de ce modèle peut être évaluée en termes pédagogique. Nous faisons ainsi référence à sa capacité à offrir une vision "pénétrante" de la réalité étudiée : son habilité à transmettre au lecteur une part de la complexité et des enjeux qui se jouent autour des phénomènes étudiés . Nous considérons la capacité de la recherche à produire des "énoncés enseignables" (Lemoigne, 1990) comme un critère de validité possible.
L'évaluation du modèle mêle ainsi des capacités explicatives, compréhensives, opérationnelles et pédagogiques prenant chacune plus ou moins d'importance en fonction des instances évaluatrices auprès desquelles sont faites les différentes restitutions. (Bournois, 1993)
En dehors de l'échantillon sur lequel il se fonde, la portée de ce modèle, , retourne à des critères exclusivement constructivistes. Il ne prétend à aucune validité externe, il se cantonne à une moyenne portée. Les résultats produits ne valent que pour l'échantillon étudié, au moment où nous l'avons étudié, cette limite correspondant au "critère de dépendance" évoqué par Guba.
Partant de là, la réutilisation des concepts et des logiques dans le cadre d'autres recherches passe nécessairement par leur adaptation aux caractéristiques des terrains investis. Une étude intégrant une population comparable à celle que nous avons étudiée confirmerait peut-être tout ou partie de nos conclusions, mais il est, par ailleurs, fort possible qu'elle découvre des cas auxquels nous n'avons pas été confronté, le modèle devrait alors être modifié.
Cette moyenne portée constitue la contrepartie des données relativement denses dont nous avons pu disposer à propos des phénomènes étudiés. Elle ne signifie pas en revanche, comme beaucoup le croient, que les connaissances produites dans ce cadre n'aient qu'une portée exploratoire.Nous n'assumons pas cette limite et revendiquons la valeurs de ces connaissances indépendamment des éventuelles recherches quantitatives qui pourraient lui succéder.
Le caractère constructiviste que nous attribuons à notre ontologie, réside principalement dans la nature des réalités que nous questionnons : la construction des représentations individuelles. Nous reconnaissons, à ce titre, l'existence de réalités substantielles.
De même, le caractère représentationnel et subjectif de la connaissance scientifique, à partir duquel, nous qualifions notre épistémologie de constructiviste, constitue plus une façon d'aborder les activités de la recherche, qu'un relativisme s'opposant à la possibilité, pour les Sciences, de dépasser la connaissance ordinaire.
Partant de là, nous mettons en avant la notion de projet de recherche. Nous considérons que les choix que fait le chercheur aux niveaux ontologique, épistémologique et méthodologique, ainsi que ceux concernant l'ordre de la recherche, reposent sur un opportunisme, visant à combiner les alternatives les plus appropriées aux réalités questionnées et aux types de connaissances visées à leur sujet.
La qualité de ce projet réside ainsi essentiellement dans sa cohérence et sa productivité. Les Sciences de Gestion introduisent, dans cette perspective, des défis qui, loin d'écarter le chercheur de la rigueur scientifique à laquelle prétendent les autres sciences, stimulent sa créativité, tout en l'aidant à mieux finaliser son projet.
La seule forme de relativisme subsistant, à l'issue de ce chapitre, réside dans l'idée que les connaissances scientifiques ne peuvent être considérées indépendamment du projet de recherche dont elles sont issues. Nous considérons ainsi le caractère structurant de ce dernier.
Dans le cadre de la démarche empirico-formelle adoptée, le modèle et le projet de recherche constituent deux "bricolages" imbriqués. Leurs relations sont, par certains aspects, comparables à celles qui lient le signifiant et le signifié. Nous percevons ainsi des formes de continuité entre les deux. La réflexion ontologique et épistémologique se prolonge au niveau de la méthodologie.